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L'Être est le néon
27 février 2011

La tarentule ou la fistule : Guy Debord et ses scrofules

 

Peu de temps avant son suicide, Guy Debord s'était permis une facétie posthume : au moment de quitter le monde du spectacle, il a permis à Gallimard de publier l'ensemble de ses textes publiés sur et contre ledit spectacle. D'où le volume en Quarto, désormais familier dans nos bibliothèques, qui rassemble ces œuvres complètes.

Celles-ci n'avaient aucune existence propre avant la mort de Debord. Il n'y avait alors pas d'« oeuvres », mais une diaspora textuelle, des fragments dispersés : des lettres, des notes inédites, la somme des textes publiés anonymement dans l'Internationale Situationniste. Avec l'édition complète de ces matériaux épars, l'œuvre centrale, La société du spectacle, est dotée de satellites fixes, avec lesquels elle forme une constellation conceptuelle élargie. Ces paroles d'un jour, écrites pour un jour, sont prises dans un système général, repliées sur un sens primordial. Le corpus post-mortem édité ainsi, imposant la marque de l'unité par le pouvoir de la nomination, risque toujours, malgré tout, de trahir ces textes, c'est-à-dire l'exigence qui les portait : exigence situationniste voulant affirmer le mouvement en son sens dynamique, voulant disparaître dans ce même mouvement, perdre toute identité dans le flux d'une révolte collective. En publiant à part et sous nom d'auteur les textes que Debord avait publié sans souci de signature, on isole une figure à l'avant-plan, réduisant l'Internationale Situationniste à n'être qu'une toile de fond, le sfumato d'une flamme centrale. Et on trahit le vœu même de Debord, vœu de silence et d'obscurité : maraudeur de la nuit sociale, son visage n'avait pas vocation à être reconnu. Tout comme ceux de ses camarades : ces quelques hommes sans statuts définis, voyous cosmopolites, soldats de toutes les insurrections et déserteurs de tous les pays, exilés tirant les ficelles de tous les troubles contre un ordre du non-vivant, avaient la passion de l'évanouissement.

Ce dynamisme propre à l'expérience du groupe se perd en publiant les œuvres complètes du chef de meute. On espère en revanche, par ce type de stratégie éditoriale, récupérer un peu du sens de ce dynamisme, revenir au cœur de la pensée, et déchiffrer son verbe. Cela revient à rattacher au sermon central tous les évangiles, paroles perdues et retrouvées, enfin rassemblées dans un unique volume qui, par sa forme, invite à une lecture totalisante. Cette stratégie de publication, ramenant des fragments divers sous la forme du Livre, s'inscrit dans une tradition qui a un ouvrage spécifique pour modèle : la Bible. La Bible est typiquement le livre clos, suffisant, autonome, contenant en son sein la vérité du tout, fait de textes se réunissant en un Texte idéal qui embrasse l'étendue du réel. La Bible et les œuvres complètes reposent sur le même désir de recueillir une multiplicité de paroles pour les ramener à un même sens.

Et, alors que nous voyions une trahison d'un mouvement dans la publication de ces textes, peut-être nous faudrait-il aussi apercevoir, dans ce même acte, ce qu'il contient de fidélité à la parole de Debord. Peut-être révèle-t-il, dans sa forme naïve, le caractère profond de la théorie situationniste, ses affinités secrètes avec la Bible.

 

Ce caractère biblique que prend, dans ses structures, La société du spectacle, François Châtelet le remarquait déjà en 1967 dans la recension qu'il en avait faite pour Le Nouvel Observateur. Renvoyer ainsi un livre de « gauche » à la Bible n'est pas une simple facilité critique, une stratégie de réduction, faisant d'un livre un « petit livre », dénonçant la dégradation de la parole analytique en mot d'ordre dogmatique. En parlant de Bible, Châtelet mettait à jour les structures de raisonnement employées par Debord comme le type de lecture que son ouvrage exigeait. La Bible se définit par une forme, non par un contenu ; cette forme renvoie à trois couples notionnels : Fermeture/Intériorité, Totalité/Vérité, Révélation/Exclusion. La Bible est un livre qui n'admet pas de suppléments et contient en son sein l'intégrité d'une parole unique et, même si codée, univoque ; il a forcément pour objet le tout, c'est-à-dire les deux mondes, et, englobant le tout, le discours qu'il tient dessus ne peut être que « discours vrai », discours ayant que la vérité pour norme intérieure ; disant tout ce qui est, ce discours a un effet de révélation, dévoilant le partage des deux mondes, et excluant par là le lecteur du « faux » monde, le mettant dans une position d'extériorité par rapport à son mensonge intrinsèque.

La société du spectacle obéit au même fonctionnement :

§ - Le livre n'est fait que d'assertions générales et abstraites écrites dans un style qui ne cesse de refermer la phrase sur elle-même, de l'isoler de tout mouvement de démonstration ; la phrase debordienne ne s'élance pas, elle est prise dans la clôture d'un cercle (et les nombreux détournements de citations de Chateaubriand sont là pour le prouver). Chaque sentence, étanche au reste des éléments du discours, est donc déjà complète, comprenant en elle-même la vérité du Tout, arrêtant le mouvement de l'analyse pour y substituer le pouvoir effrayant de la désignation. Ce n'est qu'en adoptant un tel mode discursif – une série de paragraphes dont la succession n'obéit à aucune progression – que La société peut prendre la forme d'un ouvrage se suffisant à lui-même (c'est la définition du Sujet autonome et de l'intériorité : l'être se contenant entièrement lui-même).

 

§ - La fermeture de l'ouvrage permet d'englober la totalité du monde. Mais cela seulement parce que ce monde est réduit à sa manifestation essentielle qui en est en même temps la trahison et l'obstruction : le spectacle (paragraphe 3 : « Le spectacle se présente à la fois comme la société même, comme une partie de la société, et comme instrument d'unification. »). Le spectacle, « mouvement autonome du non-vivant » (paragraphe 2), est un objet adéquat à la forme du « discours vrai » qu'emploie Debord : il est à la fois totalité et totalisant, totalité qui ne cesse de s'autoproduire et de s'autodésigner (paragraphe 13 : « Le caractère fondamentalement tautologique du spectacle découle du simple fait que ses moyens sont en même temps son but. »). Le spectacle est la tarentule du monde, la toile du réel. Il est ce qui s'instaure partout : la médiation, ce qui se faufile entre toutes les présences. L'histoire universelle peut donc se lire, non pas à la lumière du spectacle (lumière aveuglante, puisque le spectacle nie sa présence comme chose pour s'affirmer comme être), mais à partir de son négatif : l'histoire universelle est celle de la disparation progressive d'une conscience, et non, comme dans le schéma hégélien auquel Debord emprunte,de son avènement. C'est le sens du paragraphe 1 : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s'annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une représentation. » La seule histoire possible est celle des rapports antagonistes entre la conscience immédiate et son envers, la représentation spectaculaire aliénante. La catégorie de totalité sur laquelle est construite le spectacle permet de faire de celui-ci l'agent d'une histoire universelle. Il est le paradigme permettant une lecture intégrale des phénomènes sociaux. Debord avait tenu à ce que la couverture de La société soit une carte du monde, un champ global. On pourrait dire que le « spectacle » est l'équivalent de ce que les chrétiens appelaient le « monde », le lieu de l'illusion et de la perdition. Mais, dans le schéma chrétien, ce monde terrestre est en position d'inféodation par rapport au monde céleste. Chez Debord, la société n'est ni l'origine du spectacle, ni son horizon. Dans « société du spectacle », il faut voir un génitif subjectif : la société n'est que la créature du spectacle, sa fille et son esclave (paragraphe 217 : « Ce que l'idéologie était déjà, la société l'est devenue. ») ; elle n'en est pas la cause, mais l'effet. Aussi, décrire le spectacle, c'est décrire l'entièreté du monde social, et ramener tout phénomène à ce principe premier qui a pour sens « le pseudo-usage de la vie » (paragraphe 49), « la falsification de la vie sociale » (paragraphe 68) et pour mode de fonctionnement l'abstraction et la réification (paragraphe 29). Le discours du livre englobe le spectacle par des phrases générales et abstraites, parce que l'être même du spectacle est l'abstraction et la généralité – on ne saurait situer le spectacle, dire quel est son lieu, encore moins quelle est sa forme, il a à la fois mille visages et aucune manifestation singulière – et par là, l'ouvrage peut se permettre de recueillir la totalité du monde, son sens peut s'étendre à tout phénomène possible.

 

§ - La lecture de La société ne peut alors appeler que deux réactions : le rejet total ou l'adhésion complète. Le mode d'explication employé par le texte, exempt de toute démonstration, ne peut appeler qu'une révélation : le tout est dévoilé, l'ensemble des mécanismes mis à jours. On ne peut accepter à demi ses propositions, dire que le spectacle n'empiète qu'à moitié sur la vie, qu'il existe des zones de refuge, puisque le spectacle ne se définit que comme ce qui ne laisse rien hors de lui, comme l'Englobant par excellence. La révélation fonctionne en couple avec l'absolu. Et, désignant l'absolu monstrueux du spectacle, elle fait signe vers un absolu salvateur : la conscience. Rendue malheureuse par la représentation, celle-ci fête ses retrouvailles avec elle-même dès lors que cette même représentation est neutralisée par la désignation qu'en fait le livre. La révélation de la vérité du monde s'achève avec un Cogito. Celui-ci est le point d'un renversement dialectique. Ce que la révélation offre à voir, ce n'est pas un complot mondial, une manipulation concertée – le spectacle n'a pas d'agents, ne repose sur aucun sujet – mais un devenir de l'histoire dont le cours est la négation de la conscience. Celle-ci ne peut alors s'affirmer qu'en niant le spectacle à son tour. La révélation exige une conversion totale du regard : La société ne fait tomber aucune illusion locale, le spectacle ne se définit pas par l'illusion. Il représente avant tout une giration de l'attention, un détournement de la conscience vers un extérieur aliénant. L'affirmation de la conscience niant le spectacle exige un renversement total de perspective, et c'est suivant cette formule que sont construites maintes structures chiasmiques de La société. En inversant les coordonnées de sa perception, le lecteur est exclu du monde que le livre lui donne à contempler dans l'objectivité de son désastre : le sujet enfin conscient de sa subjectivité se situe dans une position d'extériorité surplombante par rapport au monde dans lequel il était auparavant aliéné. Il ne peut pas être conscient du spectacle et rester en même temps encore en son sein. De même que le chrétien n'a plus qu'un rapport de distance par rapport au monde terrestre, le sujet debordien enfin révélé à lui-même n'a dans la société du spectacle qu'une position d'exilé, de passager clandestin (et c'est cette figure qui revient sans cesse dans tous les films de Debord, le passage éphémère du combattant anonyme).

 

Il ne faut pas s'étonner devant la résurgence de structures théologiques dans la pensée de Debord, qui lui viennent tout droit de Hegel. C'est le destin malheureux de toute « critique de la critique » née dans le sillage du philosophe d'Iéna. Bauer, Feuerbach, Stirner, le jeune Marx et à leur suite Debord ont beau critiquer Hegel, le renverser sans cesse, ils continuent d'emprunter aux mêmes structures de raisonnement, aux mêmes couples catégoriels : médiat/immédiat, passif/actif, quantitatif/qualitatif, temps réifié/temps vécu, la société/moi, le tout tenant ensemble point de vue de la totalité qui permet d'unifier en séparant de manière binaire.

C'est peut-être le malheur de Debord que d'avoir inscrit sa pensée dans l'héritage des jeunes hégéliens, et d'avoir relu le tout à la lumière de Lukacs, le plus hégélien des marxistes, le plus pris dans la tendance « Savoir absolu ». Debord a voulu rompre avec les marxistes économicistes et ouvriéristes de son temps, restaurer les droits de la dialectique et de son pouvoir de négation sur l'empire de la circulation du capital. Il est alors retourné aux schémas du jeune Marx inspiré de Feuerbach. C'est-à-lui qu'il a repris l'idée que l'homme transférait à Dieu son propre Gattungswesen, ses propriétés génériques, et que par là il s'en dépossède pour finalement se contempler lui-même dans une représentation aliénante. Ce schéma se retrouve dans les rapports entre société et spectacle, ce dernier étant le lieu d'une projection des qualités de la première qui, ainsi, perd l'immédiateté propre à toute communauté réelle. En même temps, Debord n'oublie pas la critique de Stirner à l'égard de Feuerbach, rappelant que penser « l'Homme » est toujours penser dans la forme-Dieu, et que seuls le Moi, la Subjectivité sont dignes d'être mis sur un autel car eux seuls se dérobent à toute règle extérieure et supérieure, à toute transcendance. D'où la valeur stratégique du Sujet dans la lutte contre le spectacle théorisée par Debord.

Celui-ci a repris tous les acquis des jeunes hégéliens. Or, le moment philosophique que ces derniers représentent s'achève avec deux grandes ruptures. La première est marquée par la bifurcation opérée par Nietzsche qui, analysant le Cogito cartésien, voit dans tout Moi, dans toute Subjectivité, une forme calquée sur le modèle de Dieu dont le propre est justement la conscience de soi ; d'où l'éclatement du Sujet, sa disparation dans des forces magmatiques. De cette pensée inaugurée par Nietzsche et continuée à son époque par Foucault, Deleuze ou Blanchot, Debord ne reprend rien. L'autre décrochage d'avec la tradition que les jeunes hégéliens achèvent est le fait de Marx lui-même, du Marx de la maturité, celui du Capital, celui qui rompt avec ses écrits de jeunesse encore sous l'emprise de Feuerbach. Or, ce sont ces premiers écrits que Debord reprend le plus souvent. Du Capital, on n'aperçoit guère les traces dans La société du spectacle, sinon la première phrase qui reprend et détourne celle, canonique, ouvrant l'Hauptwerk marxien. De cet ouvrage, tout ce que Debord a emprunté est contenu dans la quatrième et dernière partie du chapitre I du livre I, au titre célèbre : « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret ». La marchandise fétiche revient sans cesse dans La société, puisque le spectacle, agent de réification, ne cesse de fétichiser les choses, et par là entretient l'isolement, la séparation généralisée (la deuxième partie du livre s'intitule « La marchandise comme spectacle », et on y trouve le paragraphe 42 qui explique que « Le spectacle est le moment où la marchandise est parvenue à l'occupation totale de la vie sociale. »). Or, Debord abstrait cette partie du Capital du reste du livre : alors que, chez Marx, la marchandise ne devenait fétiche qu'en fonction des modalités de la circulation du capital, en fonction d'une tromperie sur la valeur, chez Debord, le fétichisme n'est que l'effet du spectacle, de la séparation. Il y a un cercle vicieux entre marchandise et spectacle. Ils sont causes réciproques, ne cessent de s'entretenir l'un l'autre. Ce qui revient à ontologiser le fétichisme de la marchandise. Sa valeur aliénante ne vient pas de modalités directement sociales, mais de sa nature même de marchandise, c'est-à-dire d'objet extérieur. Si la marchandise représente la vie mutilée, c'est seulement dans la mesure où elle le dehors de la vie, non parce qu'elle est le lieu d'un investissement vital de la part du travailleur. Dans les rares emprunts qu'il fait au Capital, Debord reste jeune hégélien. C'est dire que sa pensée appartient essentiellement au XIXe siècle naissant.

Cette pensée a une forme de prédilection, illustrée par Hegel et que reprend, en son fondement, l'idée d'une « Critique de la critique » : le cercle. Le cercle est l'Englobant, la forme du Savoir absolu. Il est ce qui rapporte chaque analyse à une totalité, ce qui boucle toute analyse pour la ramener à un point central : la conscience ; et à son négatif, la conscience malheureuse, le spectacle. Tous les concepts debordiens sont façonnés dans ce moule.

Il est évident que le spectacle ne puisse être conçu que comme circulaire. Le spectacle n'est pas un appareil idéologique (donc un produit singulier et séparé), mais une manifestation qui est causa sui, cause de soi, s'autoproduisant sans cesse. Il est à la fois l'enveloppe du monde et son centre : c'est ce que veut dire Debord quand il parle d'« idéologie matérialisée » (titre de la dernière partie de La société), montrant que le spectacle est à la fois infrastructure et superstructure, qu'il est l'ensemble des mécanismes sociaux et, en même temps, la représentation de ces mécanismes, et que ces deux niveaux ne cessent de se confondre. Le cercle est enveloppement. Le spectacle n'est donc pas un concept parmi d'autre mais le Concept, et dans son sens le plus hégélien : il rassemble et subsume tous les autres concepts, il est le centre et le terme, l'horizon absolu de toute analyse. En retour, il est impossible de trouver un exemple qui pourrait incarner le spectacle, le représenter entièrement : toute chose locale ne peut que participer au spectacle, c'est-à-dire en présenter une vue incomplète, métonymique. Le spectacle, étant le Concept, le Savoir absolu, ne peut être appréhendé que par la pensée. D'où l'obligation d'une caractérisation générale et abstraite telle qu'elle s'expose dans La société.

Cette dernière remarque est d'importance, car on a tôt fait de rattacher le spectacle aux moyens de communication de masse. Debord devance cette analyse en expliquant que « Le spectacle n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images. » (paragraphe 4) : le spectacle est une organisation générale des rapports sociaux, dépassant de loin tout champ particulier : elle est immanente à la société, est la société même. Les médias ne sont que la face la plus visible de ces mécanismes. Mais s'ils ont gagné cette position apparemment centrale, c'est qu'ils explicitent la nature secrète du spectacle : son essence visuelle. « Le spectacle est le capital à un tel degré d'accumulation qu'il devient image. » (paragraphe 34). Ce n'est pas pour rien que Debord a trouvé dans le cinéma la meilleure arme contre le spectacle, qu'il a vu dans le détournement des images leur meilleure négation : le conflit se joue dans l'ordre des visibilités.

Une des catégories essentielles utilisées pour caractériser le spectacle est la « représentation » : la distance qui se voile en une fausse immédiateté, l'aliénation prenant les atours de la participation. Ce schéma est exactement celui de la conscience sensible chez Hegel, qui, au début de la Phénoménologie de l'Esprit, y voit le degré le plus bas de la conscience, l'aveuglement premier, nul, idiot, sans connaissance, l'adhésion comme adhérence sans réflexion. Le spectacle est la vision aveugle, le plus bas degré du voir, la vue comme contemplation passive ; et la conscience, conformément au schéma hégélien, ne devient révolutionnaire qu'au moment où elle devient le moyen d'une action. Le spectacle n'est donc pas simplement une vision faussée, il est l'empire du visible (dans le paragraphe 19, Debord explique que le spectacle est l'héritier de toute la tradition philosophique occidentale basée sur la catégorie du voir). Il est le despotisme du concret fétichisé, concret qui rive l'attention et arrime la conscience à ce qui n'est pas elle. Le seul moyen d'échapper à ce totalitarisme de l'objet partiel est de passer au discours général et abstrait : à la vue purement intellectuelle. La révélation – qui, chez Debord, doit conduire à une révolution – s'opère en ce lieu.

 

C'est là que commence une des parties les plus belles et les plus intéressantes de la pensée de Debord, peut-être la seule partie qui dépasse les jeunes hégéliens et retrouve quelques enjeux contemporains ; et peut-être, en même temps, la dimension la plus ignorée de son œuvre, ou la plus souvent ramenée à la figure du Debord « poète mélancolique », alors qu'on ne peut la comprendre qu'en lui restituant son sens immédiatement politique, c'est-à-dire à la fois cognitif et actif. Le spectacle étant l'empire du visible aveuglant, sa révélation ne saurait se faire à la lumière du jour. De même, représentant l'affirmation pure, ce qui s'affirme sans cesse soi-même, il ne saurait appeler qu'une réponse purement négative à son autocélébration. Et, étant sans limite, sans frontières et sans interstices ni failles, recouvrant et enveloppant la totalité du monde social, la résistance qui s'effectue contre lui ne saurait se faire depuis l'intérieur même de la société. On ne peut combattre le spectacle que sur un seul terrain : celui de la nuit, de la négation et du dehors.

Le dehors, c'est le lieu de l'exilé, le point illocalisable depuis lequel s'avance la charge. Celle-ci n'a de sens que dans la négation, le renversement dialectique ; d'où la topique du feu et de la destruction qui revient sans cesse dans l'œuvre (In girum imus nocte et consuminur igni. Le titre du dernier film de Debord, « Nous tournons en rond dans la nuit et sommes dévorés par le feu », contient l'essentiel de sa pensée : sa forme en palindrome renvoie au cercle hégélien, la nuit désigne le lieu d'existence de ces passionnés de la négation, le feu, la ronde rappellent le mouvement éphémère du passage, celui que Debord avait glorifié comme temps vécu, temps de l'existence délivrée du spectacle, comme la rencontre de la vie avec elle-même – le paragraphe 139 explique que « la vie se connaît comme une jouissance du passage du temps. »). La grande nouveauté de Debord dans la tradition marxiste, c'est que l'éveil se fait à minuit, et non à l'aube ou au crépuscule de l'histoire ; et, de la même façon, c'est que la négation n'ouvre sur aucune affirmation, que le dehors ne vise à aucune intégration. Tout ce mouvement est compris dans la célèbre formule hégélienne reprise sans cesse par Debord : « L'oiseau de minerve ne s'envole qu'à la tombée de la nuit. » La lutte et sa connaissance ne se dévoilent qu'au moment où le spectacle finit d'asseoir sa domination. D'où la mélancolie debordienne, qui inonde ses films, qui fait de la lutte non un espoir mais un ethos, un art de vivre, une manière de s'échapper dans la nuit plutôt que de conquérir le jour. Les situationnistes, parmi tous les mouvements des années soixante, sont peut-être ceux qui ont le plus cultivé le combat pour lui-même, ne se revendiquant d'aucune autre cause, faisant de leur combat le moyen de leur propre disparition en même temps que de l'affirmation d'une subjectivité souveraine, se refusant à se battre au nom d'une instance supérieure, Parti ou Idée. Debord a repris et affiné la figure du vagabond nocturne, sans possessions ni qualités, sans nom, sans autre pouvoir que celui de la négation et par là se tenant dans une position d'extériorité supérieure par rapport au jour asservi aux puissances du visible et du faux : « La vérité de cette société n'est rien d'autre que la négation de cette société. » (paragraphe 199).

Il faut se garder de confondre ce dehors avec la « marge » sociale. La marge, territoire de l'extrême-gauche, appartient encore au spectacle. C'est à partir de ce positionnement extérieur que les situationnistes n'ont cessé de se démarquer des autres groupes voisins, conservant jalousement le monopole de la radicalité et vivant sous la constante angoisse d'une « récupération », d'une altération de la totalité de leur point de vue et d'une intégration sur un échiquier honni. Le mouvement qu'ils n'ont cessé de poursuivre et qui double celui de disparation, c'est la sortie : sortir du spectacle, se maintenir en exil, être sans visage et sans identité.

 

Les situationnistes ne pensaient donc pas combattre au sein même du champ social ni appartenir à l'espace du socius. C'est la raison de leur faillite. En se garantissant une telle position d'extériorité, ils se privaient en même temps de toute efficacité, de toute arme réelle contre le spectacle. Les « programmes d'action » des situationnistes semblent souvent basés sur un raisonnement causal aléatoire. Les assauts menés depuis ce dehors sont dotés d'effets surpuissants : quelques détournements mettent à bas une société. Debord est resté prisonnier de sa position, croyant que le dehors était un point-levier, qu'il pouvait retourner une organisation sociale par une seule négation abstraite parce que globale. L'idée de résistance locale, de point d'action précis, de luttes régionales est entièrement impensable dans le système debordien. Pour lui, aucun espace ne se déploie entre l'alternative de la révolution totale ou de la réforme spectaculaire. Cet espace de nuance existe pourtant : c'est le gradient des résistances. La résistance comme lutte interne qui n'est pas forcément intégration, mais construction d'espaces de refuge, abris ou oasis, échappatoires au pouvoir, voilà ce qui manque aux situationnistes : l'idée que la lutte ne se déroule pas sur les frontières du socius, mais sur son corps plein, dans ses artères, à travers ses flux. Les options stratégiques de Debord témoignent de cette impossibilité à penser le conflit autrement que comme opposition frontale : son goût pour Clausewitz et les guerres napoléoniennes, son célèbre « Jeu de la guerre », jeu de société de sa confection dans lequel deux armées s'affrontent en bataille rangée, montrent que le combat ne saurait être pour lui qu'une opposition entre deux forces se niant l'une l'autre, et non un tissu serré d'oppressions et de résistances. Si Debord représente le schéma de la tarentule – la toile d'araignée qui enserre le tout – il faudrait lui opposer celui de la fistule, une politique des flux de résistances, une lutte au niveau des canaux du pouvoir. C'est l'autre insuffisance de Debord : être incapable de concevoir le pouvoir comme circulation liée à des foyers multiples, préférant l'image classique du pouvoir comme chose morte et réifiée, comme masse intangible, image fixe, comme cancer et non comme organisme.

Ce caractère arriéré de la théorie stratégique de Debord tient au fait qu'il est le dernier à penser la lutte des classes de manière aussi binaire, opposant prolétariat et bourgeoisie au moment même où, avec mai 68, ce paradigme commence à se dissiper. La lutte des classes est le vice de la pensée de Debord ; c'est elle qui, en dernier lieu, commande les structures oppositionnelles qu'il ne cesse d'employer, elle qui l'oblige à élaborer l'idée d'une conscience pleine et entière se gagnant contre la conscience malheureuse, mais ne se gagnant pas, comme chez Marx, par une organisation de classe, se gagnant seulement par la révélation abstraite d'une organisation qui a depuis longtemps pourri de l'intérieur tout parti ou syndicat. La conscience est le dernier refuge que peut offrir à l'être l'analyse debordienne du spectacle. Elle est le point d'articulation entre l'apologie de la subjectivité et la description de l'horreur d'un monde objectivé. En même temps, chez Debord, la conscience n'est pas de classe, elle est conscience du spectacle, c'est-à-dire conscience de la séparation.

« La séparation est l'alpha et l'oméga du spectacle. » (paragraphe 25). Comme toute « critique de la critique », la critique du spectacle ne saurait être qu'une « critique de la séparation » (c'est d'ailleurs le titre d'un des premiers films de Debord). La séparation est le produit de la médiation entretenue par le spectacle. Elle est l'obstacle à toute communication réelle des subjectivités, à la communauté immédiate. Toute la critique menée par Debord ne peut se déployer que sur le fond de cette nostalgie pour une « vraie » communauté, aux rapports directs, sans fausseté ni mensonge, sans capital mortifère s'immiscant entre les êtres. Conscience et communauté sont le couple idyllique représentant le négatif du spectacle et de la séparation ; comme dans la Bible, ils se situent au terme de la révélation de la « vie bonne », vie dévote.

Ce couple de notions est ancien, mais, à l'âge moderne, il a été réactivé avec force par Rousseau qui en a fait l'exigence éthique suprême et le rempart contre l'hypocrisie sociale. Après les évidents emprunts de Debord à Hegel, il n'est pas mauvais de se pencher aussi sur cet inconscient héritage rousseauiste – Jean-Jacques ayant été vu par beaucoup, et notamment par Marx, comme un des ancêtres du communisme – qui ramène les concepts politiques de Debord à une egophanie telle qu'elle se présentait chez Rousseau, dans sa découverte de l'âme secrète et dans son désir de transparence avec les autres âmes. Et on ne peut que remarquer des analogies entre la critique du spectacle dans les termes de Debord avec la critique des sciences et des arts dans le premier Discours de Rousseau, et surtout avec la critique du théâtre telle qu'il la mènera dans la Lettre à d'Alembert sur les spectacles. On trouve chez les deux auteurs un même appel à une vraie communauté s'instaurant contre la médiation de la scène, de la représentation extérieure.

Et alors, il est bon de se rappeler la réponse que Voltaire adressait à Rousseau qui lui avait envoyé son Discours sur les sciences et les arts : qu'à le lire, on avait envie de se mettre à quatre pattes et de brouter de l'herbe.

 

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Commentaires
B
On peut penser que le drame de Debord est lié, disons de façon antinomique, aux illusions qui régnaient en 1968 et qui ont conduit à l'échec du mouvement : penser qu'il y' avait une alternative possible entre la destruction totale du système telle que le préconisaient les situationnistes et les accords de Grenelle dont on se souvient le rejet en bloc par la base le soir du 27 mai. Dans ce cas, ressortir des vieilleries (comme l'idée de la résistance comme espace de refuges, par exemple) pour nous faire gober qu'il y aurait encore un juste milieu possible entre ces deux perspectives, c'est faire peu de cas de ce qui a été tout de même la toile de fond des années 70 en même temps que d'ignorer totalement à quelles impasses ces vielleries ont menées, micro-luttes sur son petit territoire, sa spécialité (les communautés, le féminisme, l'écologie, ...) qui ont apportés des micro-progrès et ont été, le temps venu et à la faveur de la disparition de tout horizon révolutionnaire, intégré à un ensemble par ailleurs centralement inchangé. Si ces expériences ont effectivement participées à l'humanisation du capitalisme, ne pas les confondre avec ce qui a essayé d'en être la négation en actes et de tenter d'incarner, en effet, une totalité au-delà des corporatismes, des micro-luttes, des catégories socio-professionnelles ect. Et même plus globalement, concernant la forme principale de progrès qui ait été reconnu dans les pays occidentaux, à savoir la croyance en "un changement graduel patiemment amené par l'action parlementaire et garanti par le suffrage universel" c'est-à-dire le réformisme social démocrate, force, là aussi, de constater l'impasse auquelle cette croyance nous a menée puisque les quelques miettes que le système a dû, à une certaine époque, céder de la main droite, il les reprend, actuellement, entièrement de la main gauche. Finalement, c'est moins le drame personnel de Debord de ne pas avoir été contemporain d'une époque réellement révolutionnaire, lui qui défendait la conception du "tout ou rien" ou, de façon opposé, celui des ouvriers de 1968 d'avoir cru à un replatrage du système sans passer par la case révolution mais bien celui de notre époque quand tant d'eau froide est passée, depuis, sous les ponts avec, entre autres, la disparition des dernières illusions sur la vie garantie : en gros celui d'avoir cru qu'on pouvait réformer le plus pauvre détail dans cette société sans défaire l'ensemble.
A
L'auteur de ce texte semble penser que dès qu'un livre dépasse les mille pages cela devient une bible, référence indépassable. Il pense aussi que Debord n'a existé qu'entre 1957 et 1972, dates de l'Internationale situationniste, période dont l'auteur de ce blogue a sans doute le plus entendu parler. Mais ce volume des œuvres de Guy Debord rassemble de nombreux textes, photos, inédits avant 1957 et après 1972 et l'on découvre alors que Debord ne se résume pas à l'IS.
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  • Carnet de notes d'un lecteur de français perdu en Chine, où s'accumulent récits d'expériences pédagogiques et linguistiques, brèves analyses sur le pays, quelques éléments pour une théorie du lectorat et une somme de textes sur le cinéma.
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