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L'Être est le néon
30 avril 2011

Black Swan, White Goose

 

Darren Aronofsky a encore frappé. Chose suffisamment rare pour être en soi remarquable. Il semblerait que le toujours jeune réalisateur – en âge et en esprit – ait adopté la méthode de son aîné James Cameron : réaliser, une fois la décennie, « le » film, celui qui, par la grandeur de son sujet et la maîtrise, sinon l'innovation de sa technique marque les jalons de l'histoire. Entre Requiem for a Dream en 2000 et Black Swan, Aronofsky a peu produit : deux films seulement, The Fountain et The Wrestler, sans échos, sans traces. Les deux autres, eux, valent déjà comme moments de l'histoire de la conscience de la jeunesse occidentale. « Film générationnel » ne veut pas seulement dire film-qui-va-bientôt-être-oublié, mais film qui conserve en figeant à l'état de monument un « esprit ». Le requiem et le ballet, dans leur composition harmonique, dans leur mécanique impitoyable, dessinent l'épure d'une génération. Le premier arrivait à la fin d'un cycle historique de la drogue, et se voulait le répondant nécessairement tardif aux films des années soixante-dix et quatre-vingt cherchant dans une substance extérieure la porte d'une libération intérieure : Aronofsky en faisait un drame de l'aliénation, la tragédie du fatum toxicologique. Il filmait le moment de la chute, de la retombée de la conscience dans l'horreur de l'erreur, le moment gris où toutes les drogues sont noires à force de trop de couleurs. On retrouvait cette dialectique chromatique dans le film, entre les moments d'extase surcolorés, illustrés à grand renfort d'arcs-en-ciel, et les sombres errances des héros dans le noir des espaces urbains délaissés, à la recherche d'une lumière artificielle. Requiem for a Dream c'est, le titre le dit assez bien, le chant du cygne d'une génération qui paie de sa mort l'ouverture à la vie de celle de ses parents.

Les mêmes éléments se retrouvent dans Black Swan. Là aussi, comme le dit la Bible, les enfants paient pour les crimes de leurs pères : Natalie Portman, happée dans le rêve de sa mère, mère morte au monde pour renaître en sa fille, vit une vie retranchée, consacrée à un rêve de maîtrise et de perfection. La danse figure cet art de l'équilibre virtuose et cette image de l'immaculée conception. Le film s'affiche en portrait des années deux mille : à côté des restes d'une libération trash – l'autre danseuse, le négatif de Portman, vouée au flux du plaisir et non à l'homéostase de la pureté – émerge une nouvelle figure, celle de l'enfant unique et parfait, replié sur la sphère privée, entretenant un culte de soi. La névrose de la perfection est un phénomène récent. Natalie Portman est l'enfant d'une des premières générations qui se reproduit non par habitude, mais comme motivée par une sorte de pygmalionisme d'intérieur, alors que le champ politique a été déserté. La scène, nouvel espace public, se substitue à la rue comme lieu de projection de soi. Ce personnage est contemporain de l'apparition des concours du plus beau bébé et de la Nouvelle Star. Elle est fille d'un rêve d'absolu privé. Ce qui, là encore, la voue à la mort. La perfection, comme la drogue, touche à l'hybris : ne flirte pas avec l'extrême, c'est la morale d'Aronofsky ; et ce parce que l'extrême est le lieu d'une réversibilité.

D'où la répétition, à travers les deux films, d'une même trajectoire, la pente inéluctable. Aronosky reprend tous les caractéristiques du tragique : l'extériorité intériorisée (la drogue, la mère), le clivage psychologique (la dépendance, la schizophrénie), la punition mortelle. Les dés sont joués dès le début, mais ça seul le spectateur, averti par des signes ostensibles, le sait. Tout commence par une promotion vitale, un rêve réalisé : la drogue arrive, la chance de briller est donnée. Mais les personnages meurent de vivre dans un rêve, et ils en meurent à mesure qu'ils en jouissent. Natalie Portman, sur le chemin de sa libération, découvre que la perfection est, en fait, dans l'équilibre des contraires, et non dans le maintien d'une citadelle d'ivoire assiégée par un monde entaché. Elle a vingt-huit ans et découvre tout ce qu'une jeune fille commence à faire à quatorze ans. Là encore joue la symétrie soigneusement cultivée à tous les niveaux, blanc/noir, ombre/lumière, bonté/méchanceté, moi/l'autre, moi/mère et finalement moi/moi. Mais rien ne sert de courir pour rattraper une expérience ratée, et la conquête de l'extrême opposé se renverse, dialectique oblige, en une consomption. C'est là qu'apparaît le vrai thème d'Aronofsky : le corps sacrificiel. La trajectoire vers la mort, si elle a besoin pour s'entretenir d'un délire hallucinatoire lié à la drogue ou la folie, consiste toujours en une auto-mutilation. Les corps ne sont fait que de stigmates, piqûres ou griffures. Marques de la finitude, ils s'opposent à l'absolu. C'est parce que le corps est objectivé et utilisé par le désir – tremplin vers les portes de la perception ou moyen d'exposition, de représentation de soi – qu'il prend sa revanche sur la vie spirituelle et oppose la dégradation physique à l'élévation mentale. Là encore, le tragique vient punir l'orgueil et ramener l'homme à sa condition terrestre, à sa poussière. Tous les cinéastes américains sont bibliques, mais Aronofsky, lui, ne retiens du Livre que la punition, jamais la promesse.

D'où le malaise que l'on ressent face aux films d'Aronofsky, et qui n'est pas séparé de l'époustouflante virtuosité dont il fait preuve. Alors que le début des œuvres semble s'implanter sur un terrain éthique, sur une analytique toute janséniste des passions, on les voit se déporter lentement vers une orgie des corps massacrés. Le cinéaste cultive un goût scabreux pour la pourriture du beau, une fascination mortifère pour l'immolation de la pureté. Il rappelle alors l'œuvre si étrange de Mel Gibson, qui lui ne retiens de la Bible que la promesse, mais chez qui elle passe toujours par une vengeance sanguinaire. Les deux usent et abusent de gros plans. Le gros plan de star est une des vieilles et belles traditions hollywoodiennes, sublimant les visages et faisant de l'humain un dieu. Mais chez ces deux auteurs atypiques, le gros plan ne vise plus à cercler des contours harmonieux, mais à montrer une fissure fendant l'ordre organique du corps. Il n'y a jamais de gros plans que sur une plaie, un jet de sang, une blessure qui, dans la faille qu'elle représente, porte atteinte à l'intégrité corporelle. Les plans d'ensemble d'Aronofsky ont toujours pour objet une composition harmonique, renvoyant au rêve d'équilibre parfait qu'est le ballet. Les plans moyens, insérant le personnage dans son environnement immédiat, ne serve qu'à entretenir le réseau des hallucinations : toutes les scènes où Portman se retrouve seule, dans son appartement ou sa loge, sont filmées à cette échelle, et confrontent l'ingénue héroïne à l'envers de sa conscience. Les gros plans arrivent au terme du processus : quand le désir d'absolu alimenté par la folie échoue sur les rivages de la destruction. Ils servent à célébrer un sacrifice. C'est là que l'œuvre d'Aronofsky tombe dans la pure et simple pornographie : car entre un gros plan sur une seringue plantée dans un bras ou un bout de miroir dans le ventre et un autre sur une pénétration vaginale ou anale, il n'y a pas de grande différence. La messe de la mutilation est entretenue avec une passion perverse. Aronofsky, de moraliste, passe ange exterminateur se réjouissant dans le sang et la mort. Ce n'est pas le seul cinéaste à glorifier les trajectoires en chute, mais lui seul contemple leurs produits avec une telle complaisance. S'expliquent alors les relents de vomi qui nous ont pris tout au long du film.

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Commentaires
G
Une belle plume pour une belle représentation du cygne. Mais Darren Aronofsky n'est pas Lars von Trier, quant à la complaisance dont tu parles si bien (Antéchrist). La trajectoire de la chute, thème biblique s'il en est, me semble s'articuler, de surcroît, à ce qui reste le fondement de cette histoire : le solipsisme comme prélude à la perte du Soi, puis à la folie. Black Swan va rejoindre pour moi le panthéon de ces films ambitieux qui se sont donnés la tâche difficile de circonscrire cette expérience irréductible. D'une certaine manière, Aronofsky réussit à provoquer cette étrange empathie avec l'altérité radicale, laissant le spectateur sidéré d'avoir fait l'expérience de ce bout particulier d'humanité. Si gêne il y a, c'est peut-être moins en raison d'une imagerie parfois pornographique que de l'angoisse très archaïque que nous communique la proximité avec la psychose. <br /> Bref, bises Gab !
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  • Carnet de notes d'un lecteur de français perdu en Chine, où s'accumulent récits d'expériences pédagogiques et linguistiques, brèves analyses sur le pays, quelques éléments pour une théorie du lectorat et une somme de textes sur le cinéma.
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