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L'Être est le néon
22 juin 2011

Le cinéma, l'action et la violence

 

Le cinéma d'action a deux régions fameuses : les Etats-Unis et Hong-Kong, zones cinématographiques à la fois si lointaines et si proches, aux dimensions radicalement inverses et se nourrissant l'une l'autre en permanence. Ce n'est pas un hasard si le cinéma d'action, né somme toute récemment, dans les vingt dernières années, a émergé dans les deux hauts lieux du capitalisme « à visage humain » : le continent de l'abondance, avec sa géographie en archipels, ses champignons commerciaux se dressant ça et là au milieu d'un vaste territoire jamais totalement apprivoisé, et la ville de la verticalité, de la densité, avec son abondance explosive parce que comprimée, et non pas extensive comme en Amérique, où le capital repousse toujours ses frontières. C'est que le cinéma d'action est consubstantiel au capitalisme, ne peut germer qu'en lui. Or, ce rapport n'est pas lié au que, comme on le dit souvent, le capitalisme s'identifie à la violence, violence dont le cinéma d'action serait la catharsis. L'identité structurelle est fonction d'autre chose : capitalisme et cinéma d'action ont tous deux un rapport intrinsèque aux flux, à la circulation. Ce qui circule, c'est le capital, mais sous une forme singulière : le capital comme information, comme donnée ou data. C'est pour cela que le cinéma d'action tel qu'on le connaît est apparu il y a peu, à la fin des années quatre-vingts. Il est le fils du cyberpunk, des films d'animation japonais et des œuvres de science-fiction américaines. Star Wars, Blade Runner, Akira et le premier opus de Terminator marquent l'apogée de cette tendance qui s'achève vers la moitié de l'avant-dernière décennie du siècle, avec quelques derniers sursauts sur la fin de la décade. Rambo naît à la même époque, et est suivi de peu, en 1988, par le John McClane de Piège de cristal qui ouvre la tétralogie Die Hard. Ce retour à la terre, aux espaces urbains après les mythes de la conquête spatiale est contemporain d'une mutation du capitalisme, du passage de la dernière phase du capitalisme industriel, fondé sur la production extensive, sur un machinisme gigantesque, sur la conquête de l'espace au sens large (conquête des marchés, humanisation des espaces naturels), à un capitalisme « cognitif », fait de flux de plus en plus immatériels, avec lequel l'ordinateur remplace la machine, et où la conquête de nouveaux marchés cède la place à l'intensification de la circulation. L'action, dans cette métamorphose, change elle aussi de visage : le mouvement n'est plus compris comme extension, comme parcours mais comme vitesse. Les cartes, qui depuis les films de propagande nazie ont eu une importance si fondamentale dans les films d'action, ne servent plus à noter des positions, des avancées, mais à enregistrer des mouvements de plus en plus rapides, des dynamismes (d'où une mutation essentielle, le passage de la carte en papier à la carte virtuelle, écranique, en reconfiguration permanente). Aussi l'action devient-elle de plus en plus éthérée, abstraite, volatile, ne passant plus par le conflit mais par la fuite : dans n'importe quel film d'action d'aujourd'hui, le héros ne cherche pas le combat, mais l'esquive, et sa lutte avec l'adversaire suit plus le schème d'une course que d'une guerre (ainsi, dernièrement, dans The Adjustment Bureau, Matt Damon doit-il apprendre à aller encore plus vite que les agents doués de quasi-ubiquité, s'il veut pouvoir rejoindre sa belle avant eux ; s'il les rencontre, s'il ouvre la simple possibilité d'un choc physique, c'en est déjà fini). Rambo, à la fin de sa deuxième aventure, offrait une image sublime de cette mutation : revenant du terrain de l'action, de la guerre immédiate, sauvage et brutale, il mitraille les ordinateurs de contrôle qui ont prétendu se suppléer à la réalité de la jungle, qui ont joué le rôle de calques du monde. Le vétéran mélancolique présentait le dernier sursaut d'une vieille conception de l'action, où l'homme seul importe, et non les flux.

Mais Rambo se trompe en faisant jouer l'homme contre le flux, le concret comme l'abstrait. Car, pour faire du cinéma d'action, il faut des deux : du capitalisme et de l'humain, du « capitalisme à visage humain », c'est-à-dire une configuration culturelle qui produise en même temps une image de l'homme comme chose centrale et une image de l'économie comme essentiellement humaine, faite par et pour l'homme. Que ces rapports s'inversent, qu'on accuse souvent l'économie d'arrimer l'homme à son propre cours plutôt que de le servir, fait partie du jeu de la configuration intellectuelle, dont le cercle des spéculations est tracé par avance : cette pseudo-critique accusant une inversion du schéma, c'est au fond la fable allégorique que dessinent en creux bien des scénarios de films américains, dans la description d'une machine étatique autotélique qui dévore l'individu (dernièrement, Fair Game de Doug Liman). En ce sens, le capitalisme a toujours été à visage humain, a toujours été pensé face à l'homme, et le jeu notionnel n'a guère changé avec la crise – ce qui veut dire aussi que le visage humain n'apporte guère de promesse aux êtres mutilés. Les rapports du capitalisme et de l'homme sont déjà noués dans la sphère occidentale (et Hong-Kong fait partie de celle-ci). Ricardo et Marx, disait déjà Foucault dans Les Mots et les Choses, jouent dans le même bassin d'enfants, ne sont pas aussi loin de l'autre que les marxistes voudraient le penser. Ces contradictions dans les rapports de l'économie et de l'homme sont celles qu'illustre le cinéma d'action, parce que son seul objet, c'est l'humain dans le flux, face au flux, devenant flux lui-même mais dans l'espoir de rendre le flux plus humain, humanisant l'économie ou le pouvoir au prix d'une transformation de l'homo sapiens en homo economicus. Sans ces deux composantes, il n'y a pas de cinéma d'action. Pour preuve, la Chine, avec son capitalisme singulier, qu'on le dise sauvage ou étatique (ou bien organisation étatique de la sauvagerie consommatrice), n'a pas vraiment de cinéma d'action, parce que, pour le dire très grossièrement, l'Homme comme concept, comme individu, l'homme dont le visage a été façonné par le christianisme n'y a pas sa place.

Or, cette nouvelle donnée, l'assomption des flux dans la construction de l'humain, a entièrement changé l'image du corps. Dans le cinéma d'action américain comme hong-kongais, l'homme n'a, à proprement parler, plus de corps. Il a une figure, une silhouette, une présence, tout ce qui peut détacher l'individu d'un autre (c'est le rôle, dans ces films, de tous les fichiers d'identification, se focalisant sur le visage, ou dans l'extrême que représente Minority Report, les yeux ; bref, les dispositifs de contrôle illustré par le cinéma d'action renvoient à tout ce qui constitue une intériorité, une identité, mais jamais au corps entier, parce que son métamorphisme ne cesse de mettre en crise cette notion de plénitude). Les héros ont des marques corporelles identitaires, mais ils n'ont pas de masse, de chair, de tout ce qui fait la corporéité. Des analyses sociologiques sur la figure de la star, donc du héros, pourraient aisément montrer qu'elle est essentiellement ce qui tend à abstraire le corps, à imprimer du divin sur l'être, à conjurer le corps miséreux en substance spirituelle (c'est le rôle du gros plan, qui, inventé par Griffith, a inauguré la figure de la star). Le corps est paradoxalement l'interdit suprême du cinéma d'action. C'est ce que montre la façon dont la mort advient dans ces films. Il faut bien, à un moment ou à un autre du film, que les individus se rencontrent, s'affrontent, et que certains d'entre eux périssent. Or, la mort, dans les films d'action, arrive surtout par balles ou par explosions. Ces dernières permettent, en soufflant le corps, d'en détacher l'âme sans montrer la dégradation de la chair qui est censée en être la cause : le corps disparaît dans les flammes et les décombres, ou est comme touché par la grâce d'un choc thermique ou aérodynamique. L'opération fondamentale de la violence s'exerçant sur l'organisme est masquée. Le mécanisme des balles est tout aussi abstrait : la balle traverse le corps sans l'entamer. Les corps tombent mais restent intègres, pleins, individuels et sans mélange. La balle agit comme marqueur plutôt que comme effraction ou infraction. Elle permet d'indiquer la mort sans montrer la désagrégation qu'implique celle-ci. On aime souvent à se moquer des films américains dans la double désinvolture et pesanteur avec laquelle ils traitent la mort. Dans Black Hawk Down de Ridley Scott, cas extrême à cet égard, les Somaliens meurent à la pelle alors que chaque soldat américain a droit a son gros plan funèbre. Mais la multiplication des chutes d'un côté comme la concentration sur le visage de l'autre ont avant pour fonction de conjurer la mort comme destruction, à voiler le passage si discret et éclatant du corps au cadavre. Si les Somaliens meurent si vite, si l'un commence à tomber alors que celui d'avant n'a pas encore touché terre, c'est parce qu'il faut écraser sous le nombre l'effroi que provoque la vue directe d'une seule mort. Les gros plans sur les visages des soldats évoquant leurs femme et enfants ne servent pas seulement les motifs nationalistes du bon patriote aimant son foyer, ils ont pour fonction première d'enregistrer la continuité de l'âme (le visage, c'est l'âme, l'intériorité, l'individu humain) à travers l'altération du corps, qui elle est consignée dans le hors-champ. Tout est fait pour inhiber la vision de la pourriture, pour laisser aux corps leur intégrité dans la mort, alors corps et mort se rencontrent dans un mouvement de destruction. Cet effroi face à la nature périssable du corps, face à la révélation qu'un corps n'est pas une identité, mais un ensemble de parties détachables et toujours en voie de putréfaction, cette frayeur que les danses macabres du Moyen-Âge avaient enregistrée et que les vanités classiques avaient déjà commencé à atténuer en la rapportant à une dimension spirituelle, finit de disparaître dans le cinéma d'action, dont le principe même est, contrairement aux apparences, la conjuration de la violence réelle, le voilement du corps-poussière. La mort n'y prend pas les effets d'une catastrophe, mais d'un fait, d'une information à inscrire sur l'écran des flux. Il est notable que le paroxysme de la violence dans le cinéma occidental, ait été représenté par des films n'ayant aucun rapport direct à l'action : Salo de Pasolini, A Clockwork Orange de Kubrick, Strawdogs de Peckinpah. Or, les instruments d'administration de la mort dans ces films sont bien différents de la majorité de ceux qu'on trouve dans le cinéma d'action.

Ces moyens sont malgré tout présents dans ces films, mais toujours mis à distance, parce qu'ils mettent en péril l'intégrité du corps et s'exercent d'une manière plus sauvage, bestiale, qui rappelle inconsciemment les guerres et rites auroraux de l'humanité : ce sont les objets contondants, ciselants, tranchants. Leurs effets sont immédiatement visibles à la surface du corps, et rendent au massacre sa signification première d'altération. Ces outils restent rares dans les films d'action, sinon chez Mel Gibson, cas anomique s'il est en, cinéaste des plus étranges obsédé par la seule question du stigmate et qui multiplie tous les moyens de destruction du corps, ne montrant jamais l'organisme mais seulement son démembrement, sa désorgani(ci)sation. L'utilisation de ces armes révèle un trait esthétique marquant du cinéma d'action américain : sa tendance à accroître sans cesse la vitesse du mouvement. Les combats sanguinaires de Kingdom of Heaven, les massacres baroques de Machete ou les corps à corps opposant Jason Bourne aux tueurs qui le pourchassent se déroulent toujours très vite, avec une multiplication de plans très courts qui sont le pendant de la lenteur et de la longueur de leurs homologues dans les scènes de repos, où les héros cessent de tuer pour se mettre à aimer. La vitesse est l'expression euphémistique de la violence. Elle sert à la voiler tout en la signifiant de manière figurée, métaphorique : le choc visuel se substitue à la vision du choc corporel. Tout est fait pour que la vue du corps mutilé ne s'imprime pas dans la rétine, et les continus mouvements de caméra n'ont pas d'autres fonctions de que rendre évanescente cette apparition, cette effraction de la violence dans le visible. Le cinéma hong-kongais, qui a poussé très loin la recherche d'une dialectique entre la pesanteur du ralenti et la légèreté de l'accéléré, emprunte la même logique : si les balles et les explosions appellent toujours un ralentissement paradoxal de l'action (c'est un trait marquant de ce qu'on pourrait appeler « l'action mélancolique » de Tsui Hark, dans Time and Tide par exemple), les combats d'épée exigent le processus inverse. Dans Seven Swords de Tsui Hark, les longues pauses et poses des héros d'airain sont suivies d'un ballet de sabres tel qu'on ne sait plus, à la fin, qui les tient, tant ce qui importe est plus le choc de l'acier que son introduction dans la chair. Le même principe est utilisé dans la tuerie finale du premier épisode de A Better Tomorrow de John Woo. Même Johnnie To, cinéaste incroyablement plus violent que ses compatriotes, choisit d'esquiver la vision de la mutilation en passant automatiquement au plan large quand des armes blanches ou contondantes sont utilisées. Ces outils mortels ont, dans le cinéma d'action, quelque chose de sacré par rapport à leurs homologues modernes que sont l'arme à feu ou l'explosif. Ils rappellent des rites anciens dont le principe même était l'altération du corps, qu'il s'agisse du sacrifice humain ou du rite de passage et d'initiation. Or, le corps moderne se refuse entièrement à reconnaître sa nature corporelle, la possibilité de sa propre désintégration : il est et doit rester entier, répondant à ce titre à la figure de l'identité psychologique close et complète, saine et maîtrisée. Ce n'est pas un hasard si, dans le cinéma américain, seuls les psychopathes détruisent les corps, enfreignant ainsi l'interdit suprême en raison de leur propre position d'extériorité, rejetés qu'ils sont dans la zone aveugle de la folie. Le monstre humain de Halloween de Carpenter est armé d'un seul couteau de cuisine, le duo taré de The Black Dahlia de Brian de Palma s'emploie à découper sauvagement le corps de sa victime, ce que fait aussi, mais méthodiquement, le serial killer poursuivit dans la première saison de Dexter. C'est parce que ces tueurs ont un psychisme éclaté qui font exploser le corps. Les tueurs sains, comme le joyeux couple d'assassins étatiques de Mr et Mrs Smith de Doug Liman, administrent la mort de manière efficace, fonctionnelle, atteignant directement les fonctions vitales, l'anima,sans passer par l'étape de la boucherie. Ils tuent sans massacrer. Eux ont rapport au profane, les psychopathes au sacré, à la transgression de l'interdit.

Or, il existe un cinéma qui semble prendre le contre-pied total des productions américains et hong-kongaises : le cinéma coréen. Ce cinéma a fasciné et effrayé l'Occident ces dernières années. On a même pu le rendre coupable de dégénérescence intérieure lorsque, il y a quelques années, un jeune étudiant ayant massacré ses camarades dans un campus avait laissé une photo de lui reprenant l'affiche de Old Boy de Park Chan-wook film qui a pour thème, comme lui avait pour motif, la vengeance. C'est peut-être de ce topos qu'il faut partir. La vengeance est au cœur de la civilisation occidentale : dans les tragédies grecques, dans la fureur du Dieu biblique, enfin dans la majeure partie du cinéma d'action américain. Or, dans ces films, la vengeance est toujours en dialogue avec la justice, et la rédemption ou la perte du héros dépend de ce qu'il remplit ou non la promesse de sang qu'il s'est faite (dans Vengeance de Johnnie To, l'aporie est résolue par le fait que le vengeur amnésique, Johnny Hallyday, perd la mémoire de sa colère, remplit l'acte sans nourrir le ressentiment). L'être de vengeance est toujours au bord de la folie, prêt de passer du côté du psychopathe : cela parce qu'il est dans l'hybris, parce qu'il prétend faire une justice qui ne lui appartient pas. Ce que montraient les tragiques grecs puis la Bible, c'est que la vengeance n'appartient qu'au divin ; celui qui l'endosse à son compte se met à porter la mort en lui-même et en pourrira nécessairement. La vengeance est le sacré, alors que les héros modernes ne peuvent appartenir qu'au domaine du profane. Le divin a confisqué la mort, d'où l'euphémisation totale de sa représentation. Or, cette barrière qu'a construite autour de lui le cinéma occidental, le cinéma coréen l'a franchie, et en parfaite connaissance de cause (Park Chan-Wook, le plus grand représentant de ce cinéma, et le plus empreint du thème de la violence, a étudié la philosophie à l'université jésuite de Sogang, et est donc bien conscient de la somme des interdits chrétiens, qu'il a exposé avec une ampleur sans précédent dans Thirst, film sur un prêtre devenant un vampire clinique). C'est par un même mouvement qu'est dépassé l'interdit de la vengeance et qu'est atteinte l'orgie de la violence, bref que le sacré succède au profane. La mort, dans le cinéma coréen, n'arrive jamais de manière symbolique, par balle ou explosion. Seuls sont employés les moyens qui détruisent directement le corps, les lames en premier lieu (dans Old Boy, la seule mort par balle est le suicide de Lee Woo-jin, donc une mort qui se soustrait à la logique de la vengeance). L'entaille entamant la surface pleine du corps est la marque essentielle de la mort, de Oh Dae-soo coupant sa langue à la fin de Old Boy au vengeur coupant les tendons de sa victime dans Sympathy for Mr Vengeance en passant par le monstre de The Host de Bong Joon-ho (montre qui, dès le début du film, est allégorisé comme vengeance de la nature contre l'homme) qui découpe à coups dents. Park Chan-wook a symptomatiquement réalisé un film intitulé Cut. Même dans The Good, the Bad and the Weird de Kim Jee-woon, film si leonien, l'intrigue tourne autour de l'identité d'un tueur appelé le « finger chopper ». La plaie, la cicatrice est au cœur du cinéma coréen, en ce qu'elle mutile le corps, détruit l'intégrité, l'identité. Cela, Park Chan-wook l'a montré avec une grande intensité dans le seul de ses films où les morts arrivent par balles : Joint Security Area, fable sur un faux incident intervenu à la frontière entre les deux Corée. La seule entaille dans ce film, plus profonde que toutes les blessures, c'est cette plaie qui fend en deux la nation et met en cause toute identité collective. Si le cinéma occidental cherchait à conjurer la mort en conservant le corps ou en insistant sur la continuité de l'âme, le cinéma coréen a poussé le plus loin le spectacle de la mort comme effraction, comme violence désintégrante, laissant derrière elle non le néant de la théologie chrétienne mais le charnier des corps, les restes, les cicatrices psychologiques de l'histoire. La Corée n'est pas pour autant plus « ouverte » que l'Occident : les deux voies, celle de la minoration comme celle de l'extrême, obéissent à la même fonction anthropologique de purification. L'une rejette le sacré dans un dehors divin, l'autre l'introduit dans toutes les pores de la vie.

Aussi n'y a-t-il pas d'action dans le cinéma coréen. Dans l'action, la mort arrive comme par accident, à cause d'une nécessité autre, la survie ou la conquête : si elle advient, c'est à cause des flux qui, déréglés, vont contre la vie au lieu de la servir. Dans le cinéma coréen de la violence, la mort est le principe central, et elle empêche toute réelle action. Les corps imprégnés d'une violence sans nom ne peuvent bouger régulièrement, suivre le cours d'une action logique, mais seulement éclater par moments, lors de pics d'intensité. La mère de Mother de Bong Joon-ho se remplit de violence jusqu'au moment où elle assassine le colporteur qui s'apprête à dénoncer son fils. Et quand le crime est prémédité, la mort est donnée suivant la logique de la cérémonie, du rite, qui inhibe les débordements de l'action. La fin sublime de Lady Vengeance est emblématique de ce mouvement : les vengeurs réunis se rendent, un à un, dans la salle où est attachée la victime de leur colère, et lui arrachent les miettes de sa vie qui leur sont dues, en laissant un peu pour ceux à venir. Le crime perpétré, des photos de groupe sont prises, et l'enterrement organisé tous ensemble : tout est fait pour conserver au sacrifice sa dimension collective. Le même aspect méthodique est suivi par le tueur de Memories of Murder dans sa façon d'assassiner ses victimes. Tous ces personnages réintroduisent dans le meurtre la dimension sacrée qui était celle des rites anciens. La mort doit y advenir dans toute sa splendeur et son effroi, avec sa dimension révélatrice, projetant sa lueur morbide sur la vie. Seul l'absence des mécanismes d'inhibition et d'abstraction que sont les flux permet cette exposition pure.

La Corée du sud est certes, elle aussi, un pays capitaliste, l'Amérique y a durablement laissé la trace de son passage. Mais, plutôt qu'à la circulation des flux, elle est confrontée à leur immédiat avortement, la zone la plus proche – la Corée du nord – étant la plus fermée, la plus étanche aux flux voisins. L'humain n'y a pas non plus sa place, du moins pas sous sa forme chrétienne. Le cinéma asiatique tout entier s'est au contraire orienté vers une direction que seul Blade Runner avait indiquée : vers une réflexion sur la frontière entre l'humain et le non-humain, sur la reconfiguration permanente de l'humain grâce à l'environnement qu'il construit ou subit. Les personnages asiatiques ne sont jamais humainement intègres, mais toujours mangés par l'altérité. Les cyborgs de l'animation japonaise (Ghost in the Shell) ou de certains films coréens (I'm a cyborg but that's ok de Park Chan-wook, ou le court-métrage de Bong Joon-ho dans Tokyo !), les hommes-singes de la jungle de Uncle Boonmee ho can recall his past lives, ou tous les surhommes des films de sabre, de la trilogie impériale de Zhang Yimou aux Three Kingdoms de John Woo, tous tendent à s'échapper de la forme-homme, des limites qu'elle impose aux êtres, tous cherchent la voie d'une ouverture vers l'altérité, détruisant l'intégrité close de l'Homme. Il fallait le capitalisme, frère caïnique de l'humanisme occidental, pour produire un cinéma d'action, un cinéma des flux humain et de l'homme-flux. Mais un capitalisme introduit de force dans d'autres zones, là où l'humanisme n'est pas pensable, ne produit pas de cinéma d'action : il génère des monstres, des catastrophes, tout ce qui déborde les limites de la ratio. Le cinéma d'action est, en quelque sorte, le garde-fou de l'Occident, la plus grande création faite pour conjurer tous les types d'excès. Le comprendre comme simple « divertissement idéologique » est alors se méprendre totalement sur sa nature de production anthropologique fondamentale.

 

 

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  • Carnet de notes d'un lecteur de français perdu en Chine, où s'accumulent récits d'expériences pédagogiques et linguistiques, brèves analyses sur le pays, quelques éléments pour une théorie du lectorat et une somme de textes sur le cinéma.
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