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L'Être est le néon
26 septembre 2010

La tâche du lecteur

Le problème du lecteur, c'est qu'il oscille entre l'être et la fonction. Disons plutôt que sa fonction est d'être, d'être l'être de la France, ou d'un autre pays, voire du Dehors (mais, chose paradoxale, toujours du Dehors comme région). Il est le lointain rendu proche. Sa vocation est ardue : il doit être plus qu'un symbole ou un emblème, parce que son être est riche de virtualités, de surprises, bref de réalité débordante. Il est inépuisable et en même temps doit être compris de suite. Il doit donc coder son être, signaliser son existence et révéler son habitus. Sa matière est son ethos. Son travail est aux antipodes de l'introspection : s'il cherche, pour l'exposer, une vérité qui est en lui, c'est dans un fond qui ne lui appartient pas. Il se creuse et s'arpente, mais pour délimiter en lui un territoire qui est comme la marque ou le sceau du territoire qui l'a vu naître, dans lequel il s'est engagé, qu'il a voulu changer parfois. Il fixe alors comme Fait ou Dogme, comme contenu pédagogique, ce qui chez lui était matière à travailler, prémisses ou tremplin. On pourrait croire qu'il expose ses propres fondements, mais il ne fait que solidifier ce qui dans son éducation n'a pu jamais être qu'argile et charge négative. Les arrières-goûts amers de son histoire deviennent, dans les cours qu'il doit donner, les arrières-pensées d'une culture qu'il doit expliciter. Le lecteur signifie les règles qu'il a toujours cherché à déjouer. Ce n'est pas là entreprise philosophique – la fondation – mais trahison existentielle.

Le lecteur doit donc émettre des signes dont il élucide, immédiatement et univoquement, et dans le mouvement même de leur émission, le sens et le référent. Cela, parce que s'il est réservoir infini de signes, il est aussi le Signe des signes, le Réel. Il est à soi-même sa propre clé, et l'éternel référent de son propre discours. Toutes ses paroles font signe vers le Pays, or le Pays, c'est lui. Quand il parle de ce Pays, c'est de lui qu'il parle, parce qu'il est le seul point optique qui y conduise, le pont unique, le Charron « de la culture et de la langue ». Son premier rôle, c'est d'enfermer un horizon dans un corps, et, à partir des signes que ce corps émet, de faire signe vers un lointain qu'il offre sans pour autant le mettre à disposition. Le lecteur est métonymique. Aussi, plus il est clair, réduit dans ses discours, superficiels dans ses exemples, plus la potentialité qu'il dégage est importante et riche. On lui demande secrètement de faire le moins pour le plus, d'en dire peu, et de le dire sans ambiguïté, pour sauvegarder un Tout encore à venir et dont il est le gardien comme le Cerbère.

C'est dire que la tâche du lecteur n'a rien de linguistique, ou si peu. Certes, il donne des cours au centre desquels se trouve la langue. Mais, cette langue, il n'en représente pas les règles ni les codes (on ne lui confie par exemple aucun cours de grammaire, à laquelle il doit par nécessité être étranger); il en symbolise le mystère. Il est, au fond, toujours plus oracle que professeur, et plus que les progrès depuis un point de départ, son enseignement vise à graduer les avancées vers une destination finale toujours repoussée : le lecteur, sa langue qui n'est alors plus langue mais langage secret, sont au bout du tunnel. Certes, il doit parler clairement, pour que cette lumière irradie au loin et sans dégradés aucun (le lecteur est néon plus que bougie, lanterne ou luciole), et laisse ainsi croire aux élèves, apprentis initiés, que la fin n'est pas loin, que le rite de passage est pour demain. Là encore, il s'insère dans une dialectique du proche et du lointain infiniment réversibles. Le lointain de l'enseignement devant être saisissable, sa parole doit être proche, tout en signifiant toujours un écart maîtrisé entre son langage comme idiome et la langue comme système que pratiquent ses élèves. Il ne s'abaisse pas au niveau de ses élèves mais, comme un oiseau, plane en survol au-dessus de leurs têtes, alors qu'ils essayent de l'attraper. Le sens de son enseignement, c'est le dévoilement toujours incomplet d'un langage dont il doit montrer qu'il ne saurait jamais se résorber dans la langue, un langage qui échappe à toute compréhension globale et abstraite, mais ne peut se vivre que de l'intérieur : un langage comme expérience irréductible, foyer de résistance contre toute machine linguistique réglée et apprise. Ses cours, pourtant basés sur une logique de récréation, puisqu'ils sont le moment du Réel immédiat inséré entre les lentes phases d'appropriation du Code, et parce qu'ils ont pour fonction de dégager une atmosphère plus que d'expliquer un contenu, ses cours ont donc toujours un arrière-goût amer : ils disent, au fond, de manière informulé mais très rapidement sensible pour chacun, que cet apprentissage est vain et illusoire. Le lecteur donne tout, sauf des cours de langue; ou plutôt : il expose tout ce qui déborde la langue, lui échappe. Il fait de la culture une substance volatile et une infralangue.

Le lecteur ne dénote donc jamais rien, mais connote tout; il connote même au-delà de sa volonté, ses signes lui échappent toujours malgré tout, parce qu'il reste une pure surface réfléchissante sur laquelle les élèves accrochent quelques fragments sémantiques. C'est peut-être pour cela que, comme antithèse du symbole, il s'identifie à l'allégorie : c'est un champ de ruines – il ne saurait réellement unifier ce qu'il expose – qui fait signe vers une Histoire messianique, dont le sens est toujours fragmentaire, à venir, instable et tellurique. Et, en même temps, ses cours consistent à fixer pour un temps toujours éphémère ces sens dont ils dénotent en même temps le mouvement infini. Il ne peut se le permettre que parce qu'il est lui-même la matrice du sens, c'est-à-dire aussi le sens du sens, sa finalité; il est la raison ultime de ce qu'il raconte, jusqu'aux formules insensées et aux faits déraisonnables. Le lecteur et Dieu ont les mêmes pouvoirs, et leurs créations sont construites sur le même schéma : l'intérieur extériorisé. Sauf que le lecteur, lui, doit toujours inventer ce fond auquel il ne croit jamais réellement.

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  • Carnet de notes d'un lecteur de français perdu en Chine, où s'accumulent récits d'expériences pédagogiques et linguistiques, brèves analyses sur le pays, quelques éléments pour une théorie du lectorat et une somme de textes sur le cinéma.
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