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L'Être est le néon
26 septembre 2010

Pour Paul Nizan

Pour éviter l'inconséquence lors d'un séjour prolongé à l'étranger, le meilleur livre de chevet est peut-être plus Aden, Arabie que le guide touristique approprié au pays élu par nos vœux. Alors que ce dernier dirige l'attention vers les curiosités, l'idiosyncrasie locales, ouvre aux arcanes d'un Dehors toujours masqué par les conventions du tourisme de masse et permet de s'approprier sans violence la connaissance d'un objet par rapport auquel notre distance est pourtant indécidable, le premier nous prévient contre tous ces systèmes optiques qui privilégient toujours, dans un champ de vision, le remarquable et le mémorable. Le regard de Nizan penchait plutôt vers le symptomatique : non pas le monument, mais celui qui le garde, non pas le temple, mais le club où s'opèrent l'étrange alchimie civilisationnelle qui, de plusieurs substances, ne fait qu'un mode. Si Nizan est parti aux antipodes d'Ulm, ce n'est pas dans la quête d'une altérité radicale, mais simplement pour vérifier son hypothèse fondamentale : que, où que nous glissions, l'objet premier de notre rencontre, si premier qu'il échappe souvent à notre perception consciente, n'est pas le masque mystérieux d'une Culture à qui offrir les bénéfices de notre propre compréhension, mais le visage souriant du capitalisme, visage toujours déjà connu à tel point qu'on manque d'en reconnaître les traits dès qu'ils varient un tant soit peu.

L'avantage de la Chine, c'est qu'avant d'y aller, on est déjà prévenu de l'existence de ce visage, peut-être plus souriant et plus franc qu'ailleurs, tordu par un rire sauvage et plissant les yeux par malice. On veut malgré tout lui trouver quelques différences, comme si ses expressions obéissaient à d'autres règles. Pourtant, chaque visage est construit à partir de la même matrice; et le visage du capitalisme, s'il hausse parfois un peu plus les sourcils dans certaines régions du monde (ou si, comme en France, il adopte un air bon teint et bienséant), partage les mêmes fondamentaux. Des yeux (le Capital), un nez (les masses), une bouche (l'idéologie). L'expression du visage chinois est hypertrophiée, et il parle très fort; mais c'est là la seule variation réelle. Les curiosités locales, de ce point de vue, sont de simples colifichets, boucles d'oreille ou piercings, quelques pauvres arguments pour se particulariser. L'œil qui sait voir est celui qui voit partout les mêmes choses, les symptômes d'un même phénomène, d'une seule archéologie mondiale.

Nizan a donc voyagé pour vérifier que le voyage n'existait pas : le voyage, c'est l'impossible, la destination toujours repoussée, le mouvement d'une souris dans sa cage. Il a réduit le voyage à un seul acte : le départ, qui a plus les airs d'une fuite que d'une campagne ou d'une conquête. Peu importe où l'on va, seul ce que l'on laisse derrière soi est important. Mais il ne faut alors pas se retourner, car lorsqu'on observe avec attention le territoire déserté, on s'aperçoit qu'il se reproduit, avec les mêmes coordonnées, dans la zone que l'on aborde. Le voyageur moderne est un anti-Orphée : Cerbère lui ouvre joyeusement la porte du royaume des morts, il ne peut se débarrasser d'Eurydice et Charron lui offre des miles. Son équipée n'a plus rien d'une descente aux Enfers : elle est pur surplace dans un espace aveuglant, et tandis que les gradients lumineux lui font croire à un déplacement, l'éclat des néons lui rappelle le règne continu d'une universelle violence toujours identique à elle-même. Le voyage ne saurait plus être plongée ou ascension; toute la topologie verticale s'effondre pour laisser place à un seul déplacement sur une même ligne d'horizon. Alors se dévoile cette vérité qui longtemps nous était demeurée inaccessible : que le voyage, si voyage il y a, est une question d'intensité et non d'amplitude, qu'il s'effectue suivant des variations ne correspondant à aucune coordonnée spatiale. Bref, le trajet est fonction moins d'un mouvement réel que d'une position virtuelle par rapport à des conditions factuelles, et il peut en ce sens se faire en tout lieu. On ne voyage jamais mieux que chez soi : là aussi, triomphe du sport en chambre.

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L'Être est le néon
  • Carnet de notes d'un lecteur de français perdu en Chine, où s'accumulent récits d'expériences pédagogiques et linguistiques, brèves analyses sur le pays, quelques éléments pour une théorie du lectorat et une somme de textes sur le cinéma.
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