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L'Être est le néon
26 septembre 2010

Faits et gestes depuis mon arrivée jusqu'à ce 26 septembre

Welcome in Chine, a country old of more than five thousand years – On m'avait prévenu qu'un chauffeur m'attendrait au sortir de l'avion, pour m'emmener vers mes quartiers. Vu le goût chinois pour les rituels d'affaire, je me suis dit que je serai fêté à mon arrivée, qu'une ribambelle de mains à serrer se presserait dans la mienne, que quelqu'un serait là pour s'assurer de mon confort et de mon bonheur. J'étais donc sur mon trente-et-un, sûr du vieil adage voulant que les premières impressions déterminent le destin d'une relation. Au final, j'ai froissé ma belle chemise pour rien. Le chauffeur était bien là à l'arrivée, je l'ai salué d'un air sympathique et un peu important (oui oui, je suis bien le lecteur de français), l'ai suivi dans sa belle voiture, et l'ai laissé me conduire aveuglément, vu la barrière babelienne. A l'arrivée, nulle banderole, mais une concierge – celle de mon immeuble, dit des « experts étrangers ». Elle me parle longuement en chinois, je lui répète inlassablement mon « Wo bu hui shuo zhong wen » (« Je ne parle pas chinois »). Je sens varier les intonations, j'admire les inflexions du ton, la manière sauvage avec laquelle ses deux lèvres s'entrechoquent pour articuler ces sons qui sont encore pour moi les signes d'un mystère (et qui risque de le rester longtemps); je contemple le spectacle sonore, pur plaisir désintéressé. Au bout d'un moment, elle s'arrête, je ne sais pas pourquoi, et m'envoie à sa voisine (que ça a l'air d'emmerder, d'ailleurs), qui me traîne jusqu'à mon appartement. Elle me le fait visiter avec moult explications en chinois (avec des variations plus extrêmes encore), je répète le même jeu d'ignorance bienveillante, je lui rend en sourires ce qu'elle m'offre en paroles, et la laisse quitter la scène une fois son monologue achevé. Si ma première « interlocutrice » relevait du pur boulevard, celle-ci, apparemment plus grossière, a un côté tragique, notamment dans sa persistance à réellement essayer de se faire comprendre, face au fatum de mon incompréhension.

Mon appartement est spacieux, d'une déco un peu old school mais confortable. J'ai deux lits (étrange), un salon, une cuisine (dans laquelle je ne risque pas de mettre les pieds, à moins de faire des cours de gastronomie à mes élèves), et une splendide salle de bain dans le genre PED, avec une fuite qui permet d'y patauger entièrement (et qu'on ne peut pas réparer, si j'ai bien compris). Comme je suis au rez-de-chaussée, j'ai directement accès aux poubelles depuis ma fenêtre, et comme elles sont simplement entassées (un contenu mais pas de contenant), j'ai qu'à tout balancer par la fenêtre. Le must du confort moderne.

Ma journée a surtout été consacrée à la confection de mon trousseau (de toilette) et à une exploration prudente des alentours. La Beijing Language and Culture University se vante d'accueillir beaucoup d'étrangers; de fait, les cinq premières minutes je n'ai vu que ça, j'ai cru que les Chinois étaient cachés dans un autre bâtiment. Finalement, j'en ai trouvé quelques uns s'égayant sur un terrain de basket dans un coin du campus (campus petit selon les normes chinoises, on met à peine vingt minutes pour le traverser), en face d'un gigantesque palais du fitness que j'ai longuement contemplé en me demandant si j'y rentrerai un jour. La question est ajournée.

Au cours de ces minimes pérégrinations, j'ai eu l'occasion de me rendre compte qu'il faut vraiment que j'apprenne le chinois, à moins de perfectionner mon expressivité gestuelle (par exemple, tout à l'heure, pour chercher une serviette de bain, je me suis emparé d'un gant de toilette devant la vendeuse en écartant les bras et en disant « da, da » - « grand, grand » - ça a marché mais j'ai du perdre beaucoup de charisme). Je commençais vraiment à désespérer dans mon exil langagier (aaahhh, s'expatrier dans la langue, devenir étranger aux mots, vagabonder sur les frontières du dicible, c'est ça qu'est bon) lorsque, avisant ma voisine (chinoise), j'ai tenté un ultime « Do you speak english ? »; et quelle ne fut pas ma joie d'entendre « Yes, of course, my husband is american and he teaches english here ». Toujours la même cavalerie. Ma nouvelle escorte m'a accompagné acheter un portable, a organisé les tractations entre le concierge et moi (j'ai réussi à obtenir le numéro de téléphone de ma chambre, mais je n'aurai le code du coffre-fort – un vrai, digne de fort Knox – qui trône dans ma chambre seulement dans les jours à venir – I can't wait to open it), et a spirituellement balisé l'université pour moi. J'ai donc tracé un premier territoire, délimité le champ d'une existence minimale (jusqu'aux frontières du campus, pour les jours de pluie), et établit des premiers contacts humains fondés sur la cordialité et la bienveillance. Grande aventure; combien encore à venir ?


En Chine, parle comme les chinois – Mes pérégrinations linguistiques ont continué ces deux derniers jours, avec une prise de risque de plus en plus osée de ma part, et, en face de moi, des obstacles de plus en plus rebutants. Le problème, c'est que je suis le seul laowaï (doux nom pour les étrangers) du coin à ne pas parler chinois. La plupart des lecteurs le connaissent, et les étudiants étrangers sont là pour l'apprendre. Donc quand j'arrive dans un magasin et que j'articule trois pauvres mots, sans grammaire ni accents, ça ne tient pas du miracle mais de la catastrophe naturelle; ailleurs j'aurai pu recevoir les signes d'une gratitude pour mon effort, ici on me jette l'insigne du débile. Passe encore au supermarché, où je peux cacher mon incompétence linguistique derrière une allure hautaine. Mais chez le tailleur, comme aujourd'hui – j'avais besoin de chemises classes pour assurer avec cette même classe mes cours – j'ai frisé la risée (devant le tailleur, sa femme et son chien seulement, mais tout de même). Mimer une chemise, c'est difficile. Négocier alors qu'on est désarmé, que la rhétorique vous glisse entre les doigts faute de vocabulaire, ça l'est encore plus. Après une courte offensive (« Hen gui. Wo de pengyou mai le chenshang si shi », littéralement « Trop cher. Mon ami a acheté chemise quarante. »), j'ai été en proie à une invasion linguistique, véritable flot de vocabulaire qui, frappant à la paroi de mon esprit, l'a fait s'affaisser jusqu'à ce que finalement, après une victoire symbolique au goût de défaite financière, j'accepte le marché. Après, je me suis mis à mon bureau pour faire des lignes de caractères. Je ne vous raconte pas ma joie quand j'ai ensuite eu l'occasion d'acheter une bouilloire dont le prix était fixé par une étiquette.

Sinon, hier, j'ai vu la responsable de mon département, en compagnie de la meilleure élève de l'école (un date arrangé ?). Les conseils que j'attendais appartiennent encore à un avenir brumeux; je sais juste que je suis « très libre dans [mon] enseignement », ce qui me fait une belle jambe. L'élève m'a fait deux recommandations : d'abord, ne surtout pas révéler mon âge, ce qui signifierait la fin de mon enseignement, une chute sans rédemption possible de la confiance que les élèves sont censés placer en moi (trop jeune, pas d'expérience); ensuite, « ne pas être trop sérieux ni trop exigeant ». Haut les cœurs.


Born again – La chinoise qui m'avait secouru le premier jour m'a appelé pour me proposer d'aller faire du shopping; si j'ai bien compris, c'est un peu l'équivalent local d'une sortie en boîte. J'ai gentiment décliné en lui proposant à la place un restaurant. Au bout de quelques minutes, elle m'a révélé les raisons de son empressement à me sauver la vie : son christianisme. Le problème étant que sa charité n'est pas séparable d'un certain prosélytisme. Au bout de quelques minutes, elle m'a proposé de m'emmener à l'église locale pour qu'on puisse prier ensemble. Elle n'a pas compris quand je lui ai dit « I'm still waiting for the light. », et a regardé le néon nous surplombant pour vérifier son efficacité. Pour quelqu'un qui a passé dix ans aux Etats-Unis, son anglais laisse vraiment à désirer. A la moitié de mes questions, elle répond « Yes, I like it very much. » J'ai eu la même aventure linguistique hier soir avec un chinois avec qui je parlais (enfin, monologuais), jusqu'à ce que je me rende compte qu'il ne comprenait rien. Ne pas comprendre, c'est perdre la face. Les gens d'ici préfèrent faire semblant d'avoir compris. Je sens que la communication avec mes élèves va être difficile.

Ah oui, elle m'a aussi recommandé de ne pas ramener de prostituées chez moi. Conseil précieux.


Nuit des longs couteaux – La chinoise qui m'avait emmené dans son restaurant chic m'avait conseillé de ne pas manger dans les bouis bouis ou d'acheter ma pitance aux marchands de rue, parce que c'est « not healthy ». A vrai dire, je n'ai mangé que dans des trucs comme ça depuis le début et tout allait bien. Mais quelques heures après être sorti de son restaurant garanti, mon estomac a commencé à se tordre violemment, et cela a duré de 22h à 6h du matin. Méfiez vous des âmes charitables.


Veillée d'armes – Mes deux premiers cours ont lieu demain : un de « civilisation », l'autre de « débat thématique » (l'équivalent d'un cours de presse français, enfin je crois). Pour la civilisation, je dois suivre le manuel, « tout en sachant [m']en séparer », pour évoluer vers des sphères encore plus célestes. Le premier chapitre, intitulé « Géographie de France » (j'aimerai corriger la faute, mais comme le livre a été publié par l'équipe de mes professeurs-collègues, et qu'ils en sont très fiers, je vais peut-être éviter), commence par « La France est un des plus beau pays du monde. » Après, on apprend qu'il est aussi riche en diversités, qu'il est au centre de l'Europe, qu'il est beau, grand et fort. Je me suis penché vers des contenus plus concrets et moins polémiques : villes, régions, montagnes et cours d'eau. Une petite larme en pensant à mes cours de primaire. On m'a prévenu que mes cours devaient prendre une dimension ludique, étant donné que le lecteur double sa fonction d'authentification (je suis le Réel, le Signe des signes, le Référent de mon propre cours) d'une autre de recréation, comme s'il représentait, plus qu'une autorité, l'avant-goût d'un voyage touristique, le moyen d'une échappée, un paysage : je suis à la fois trope et tropisme. J'ai donc trouvé un site du genre « apprendre en s'amusant » (le jour où on se mettra à s'amuser en apprenant, l'éducation aura fait un réel saut qualitatif; tant pis, restons en au niveau de la conscience malheureuse), où l'on doit mettre les noms de ville sur des points et des noms de régions dans des cases. J'ai fait le test moi-même et je n'ai pas eu la moyenne. Mon premier cours sera mon Azincourt.

Quant au cours de presse, on ne m'en a guère expliqué le principe, sinon qu'il s'agit de faire parler les élèves autour d'un article. Allez savoir comment faire parler les élèves réputés pour être les plus passifs du monde. Peut-être qu'il faut faire comme au zoo, quand il nourrisse les bêtes : leur jeter un article et se mettre au loin pour les regarder s'entredéchirer pour la possession de son sens. Ça serait tellement bien.

Je continue de parcourir le chemin de mon initiation linguistique, de manière moins brutale et plus irrégulière. Aujourd'hui, au supermarché, je cherchais des baguettes (pour manger). Il faut savoir qu'en Chine, dans les bouis bouis, quand on finit pas ses plats (c'est-à-dire toujours), on demande élégamment à la serveuse de tout mettre dans une boîte qu'on emporte chez soi pour la finir au prochain repas. Mon frigo est plein mais mon placard à ustensiles vide. Je suis donc allé bravement au devant du vendeur, le mot sur la langue, le nœud dans l'estomac, et lui ai dit « Kuaizi ni yao ma ? ». Il m'a regardé avec un air gêné. J'ai répété en accentuant encore plus les tons. Sourire sympathique et compatissant de sa part. J'ai commencé à faire le geste, on aurait dit un homard cherchant à nouer ses lacets. Quand j'ai fait le signe de manger, il a compris. L'intermède a bien duré trente secondes d'effroyable solitude.

J'ai aussi réussi à acheter de la poudre pour le lave-linge (grâce aux illustrations au dos de la sacoche). Maintenant, il ne me reste plus qu'à déchiffrer les inscriptions en chinois sur la machine pour comprendre comment la programmer.


Where the battle is lost and won – Premier cour, à 10h, après 4h de sommeil (difficile de trouver ce dernier vu l'événement à venir). Je sors du lit à 8h30, me brûle la peau sous l'eau de la douche pour me réveiller, prends quelques gorgées de coca (allez trouver du café ici), vais faire des photocopies pour le cours. A 9h20, j'ai tout fini. Il me reste quarante minutes que seul le stress peut remplir. J'agite mes cordes vocales comme un comédien avant une représentation, je respire, je vérifie cinq fois mon plan de cours; l'heure dite se rapproche peu à peu, puis le moment vient. J'attends devant la salle, un étudiant avec un air tout gentil s'approche, me sourit, j'essaye de parler avec lui, pour avoir un avant goût du niveau de langue de mes élèves. Ça passe plus ou moins, avec des phrases simples au présent; après, j'ai pu me rendre compte que c'était un des meilleurs de la classe. La salle se libère, je prends possession des lieux, les élèves arrivent peu à peu, me regardent avec une grande curiosité, que je nourris encore pendant cinq minutes. Je ferme la porte, le face à face commence. Il y a trente-cinq élèves, tous derrière des écrans, ceux du fond sont à plus de dix mètres de moi. Je les toise, laissant vagabonder mon regard quelques secondes, avec un air sérieux et sévère. Dans mon souvenir, les bons professeurs sont ceux qui savent instaurer une distance raisonnable, et qui débutent l'année en montrant qui est le chef; dans mon esprit, c'est le meilleur moyen pour ensuite construire une réelle relation de travail. J'élève donc un peu la voix, pousse un ou deux cris qui ressemblent à des râles d'agonie pour calmer l'ambiance; j'ai l'air sévère mais avec quelques sourires, un peu comme Poutine en visite diplomatique. Je me présente succinctement, et leur donne une fiche d'information à remplir. Je suis étonné qu'ils comprennent tout mon vocabulaire, puis je me rend compte qu'ils ont tous des dictionnaires électroniques dont la qualité me paraît incertaine.

Petite suspension de la narration pour un palmarès des réponses à cette fiche. A la question, « Pourquoi apprenez-vous le français ? », j'ai invariablement « Le français est une très belle langue et la France un très beau pays. » (parfois, quelques honnêtes élèves m'avouent, mais peut-être aussi pour manifester de manière indirecte leur manque d'enthousiasme, que c'est le choix de leurs parents). Pour les métiers, quatre-vingts pour cent d'interprètes ou de professeurs; apparemment, tous ont la conviction que la langue française offre beaucoup d'opportunités professionnelles, et qu'elle permet réellement de partir à la conquête du monde. Pour les artistes français appréciés, par ordre décroissant de succès : Sophie Marceau (loin devant, généralement orthographiée Sophie Maso), Luc Besson, Céline Dion, Jean Reno, Audrey Tautou, Victor Hugo (devenu Yugo), Carla Bruni, Alizée; parfois, je tombe sur Maupassant. Les quatrièmes années que j'ai eu ensuite m'ont plus ou moins donné les mêmes réponses. Sur les sujets qu'ils aimeraient aborder, beaucoup de « culture » et pas mal de « mode » (je vais devoir m'abonner à la newsletter de Christian Dior). La dernière question, « Avez-vous d'autres choses à me dire ? », appelle surtout des « Non, merci » ou d'innombrables messages de bienvenue, des vœux de bonheur, ou le témoignage de l'espoir de passer une bonne année ensemble. Quelques uns me complimentent sur mon allure (je suis en costard), je ne pensais pas qu'il prendrait la question dans ce sens là. Il y a surtout pas mal de « Ne soyez pas trop sérieux s'il-vous-plaît ». Les quatrièmes années m'ont aussi fait le coup, alors que le début du cours a été beaucoup plus coulant. Je me rends compte que j'ai réellement une fonction de récréation, comme si mon cours était l'équivalent de la plage pour les étudiants d'un campus en bord de mer. Je dois être comique, voire burlesque, laisser la place à la joie, à l'insouciance, à la légèreté; bref, je fais dans le messianisme, mais sans prophétie. Un Isaïe qui laisse son peuple se balader tranquille, et pour qui la terre promises ressemble au Club Med. Je suis une carte postale.

Il faut savoir que si les étudiants chinois sont généralement très respectueux à l'égard des professeurs pendant les cours, ces mêmes professeurs les redoutent énormément. Au début, je ne comprenais pas pourquoi mes collègues étaient si caressants envers de jeunes élèves. Il y a deux raisons. D'abord, les élèves surveillent, et dans un pays où l'université n'est absolument pas un pouvoir, ou même un champ séparé, tout écart est réellement risqué. Ensuite, ils sont les vrais directeurs du recrutement. Depuis une semaine, on m'a parlé de je ne sais combien de professeurs renvoyés parce qu'ils ne plaisaient pas aux élèves (et ceux-ci sont d'autant exigeants qu'ils sont peu autonomes). Bref, l'angoisse d'un professeur – pas du lecteur comme moi dont la position oscille entre celle du consultant et du touriste; mais les autres lecteurs, présents depuis plusieurs années, sont concernés – devant une classe dépasse le territoire psychologique de l'orgueil ou de la satisfaction personnelle pour atteindre les rivages sableux de la carrière professionnelle. Courbettes et couloirs ne font pas tout ici. Il faut séduire un public tout de même relativement amorphe, qui ne sait pas ce qu'il veut, ni ce qui favorise son apprentissage. On m'a déjà dit que le gradient des notes doit être le moins nuancé possible, qu'il ne faut pas trop différencier les élèves (évidemment, rien en dessous de la moyenne).

Reprenons. Je commence le cours, en expliquant grossièrement comment se dérouleront les semaines à venir (à vrai dire, je ne le sais pas moi-même), puis j'attaque la leçon de géographie. Même si je ne souscris pas à la disneylandisation de l'enseignement, je sais qu'il faut apporter une dimension ludique au cours pour garantir un peu de participation. Je dessine une carte au tableau, et demande à un volontaire de venir placer une ville de son choix dessus. Après deux minutes de chaleureux encouragements de ma part, une élève se lève et vient placer Paris au milieu de la Bourgogne. Les autres me regardent avec des grands yeux. Je laisse tomber, j'attaque la seconde partie du cours, entièrement construite à partir du site internet découvert la veille. La directrice du département m'avait dit que dans cette salle il y avait internet sur chaque poste. En fait non, seulement sur le mien. J'essaye d'abord d'organiser un attroupement autour de mon ordinateur. Les élèves sont ravis, c'est apparemment la première fois qu'on leur propose de se lever pendant un cours; sinon, je ne vois pas pourquoi ils auraient mis cinq minutes à comprendre lorsque je leur demandais de se rapprocher. C'est rapidement le bordel. Je les renvoie à leur place et leur demande de venir un à un placer une ville sur la carte, à partir du site, pendant que les autres suivent sur leur poste. Au début, je suis étonné de leur culture : ils connaissent Biarritz, Ajaccio, Grenoble. Puis je me rends compte qu'ils ont tous une carte de France sur leurs genoux, celle qui est à la fin du manuel. On joue au même jeu avec les régions, je ferme les yeux sur la triche (parce que j'ai l'impression que la notion serait trop dure à leur expliquer), et je passe à un cours plus théorique, mais très participatif (en mode : « Et ça, vous connaissez ? Dans quelle région on porte des drôles de chapeaux ? Où c'est qu'on boit du vin ? »), du moins de mon côté. Devant leur côté un peu plus éveillé, je décide de leur expliquer la formation des régions en France pour leur expliquer les notions de spécificités régionales, folklore, boustifaille, etc. Tout se corse quand on aborde la notion de revendication identitaires, puis indépendantistes. Avant, les élèves me demandaient parfois d'expliquer à nouveau, mais là, plusieurs ne comprennent plus rien. Je multiplie les exemples. A un moment, j'essaye de leur faire comprendre le cas de la Corse en le comparant au Xinjiang (la région des ouïghours, musulmans turcophones, là où ont eu lieu des émeutes il y a un an). Énorme bide. J'ai rarement vu des regards aussi perplexes (dans la fiche d'information, je leur demande leur région d'origine; ils viennent de presque partout sauf du Xinjiang).

Je continue un peu avec d'autres notions pour finalement terminer par les questions du chapitre du manuel (que je leur avait recommandé de ne pas utiliser en début de cours) sur la géographie. A la fin du cours, une élève s'avance vers moi, l'air gêné; je lui souris et lui demande si elle veut une précision. Non, elle voulait juste m'informer que je suis censé leur laisser une pause de dix minutes au milieu du cours.

Je vous épargne les détails pour le cours de quatrième année, intitulé « Débat thématique », avec entre autres des élèves revenant d'un an en France et incapables, pour plusieurs, de construire une phrase complexe, encore moins de défendre un point de vue. Ils sont sympathiques, mais très amorphes, et seuls la moitié avaient entendu parler du PS; aucun ne pouvait me citer de titre de journal français, alors que c'est l'intitulé du cours.


Aurore – Deuxième journée de cours, après une pause le mercredi. Un cours pour des premières années ayant déjà fait six ans de français auparavant, un autre avec les deuxièmes années vus la dernière fois.

Le cours destiné aux premières années est une reprise de celui du mardi consacré à la civilisation. Sa seule spécificité, c'est qu'il commence à huit heures du matin; c'est peut-être la première fois de ma vie que je ne peux pas paisiblement continuer ma nuit lors d'un cours trop matinal. Les élèves sont plus réveillés que moi, très souriants, les yeux grands ouverts. J'ai remarqué que plus ils sont jeunes, plus ils sont enthousiastes. Je suis arrivé dans la salle à 7h40, en pensant profiter de la solitude de la dernière minute du professeur avant son cours pour me livrer à quelque exercice vocal ou à des réflexions pédagogiques. Plus de la moitié était déjà là. Cinq minutes après, je leur explique qu'on va attendre le reste de la classe, ils m'expliquent que tous sont déjà présents et leurs yeux signalent une hâte de commencer. Des élèves qui ont envie d'apprendre, ça fait peur. Ils vous regardent comme un lion s'apprêtant à sauter sur sa proie, guettant le moindre mouvement de révélation d'une connaissance, le moindre signe d'une mégarde intellectuelle. J'ai l'impression d'y jouer mon ethos intellectuel. Il y avait même deux élèves qui m'ont expliqué en anglais qu'elles n'appartenaient pas au département de français, mais à celui d'anglais, et qu'elles adoraient la France et voulaient suivre mon cours. Elles n'ont pas du comprendre grand chose mais m'ont remercié chaleureusement à la fin du cours pour les avoir laissé s'asseoir en silence au fond de la salle. C'est vraiment trop mignon.

Le second cours a été plus bordélique, mais encore plus joyeux. J'avais eu du mal à comprendre mon emploi du temps (entièrement en chinois), et je croyais qu'il s'agissait d'une nouvelle classe. J'ai vu arriver les mêmes deuxièmes années que deux jours avant. Je leur ai dit de sortir le manuel, mais celui que j'ai vu sortir des sacs n'était pas le même que le mien (alors que la directrice m'avait dit que je devais travailler avec celui-ci). Ils étaient censés avoir fait telle leçon, en fait non. J'avais peu préparé, tout s'est écroulé. C'est dans ces moments de vertige pédagogique que se révèle notre être didactique, et que nos ressources masquées remontent à la surface pour sauver le navire de l'apprentissage. On a d'abord parlé cinéma, je leur ai parlé de mon cursus, ils étaient très contents. Quand je leur ai parlé de mes réserves sur Luc Besson, Amélie Poulain et autres productions destinées à l'exportation, ils ont tiré des grands yeux. J'ai essayé de les faire parler de la situation politique française, sans réussite. Mais ils étaient ravis de l'air joyeux que j'arborais, de mes mimiques comiques instaurant des pauses dans l'ardu travail (parler) que je prétendais leur imposer. J'ai vu une lueur dans leurs yeux quand je les ai introduits aux mystères de l'argot, une autre de perplexité quand je leur ai expliqué l'alcoolisme chez les jeunes en France, à l'aide d'une affiche du ministère de la santé montrant un jeune vomissant dans des toilettes (cela pour l'analyse du superlatif employé dans le slogan de l'affiche).

Le pic d'intensité à été atteint quand j'ai prononcé mon premier mot chinois en cours : « Niubi », appréciation positive mais très argotique. Littéralement, ça veut dire « chatte de vache », mais c'est l'équivalent du « cool » franglish. Ils ont éclaté de rire pendant cinq minutes, amusés et choqués de mon audace verbale. Une élève m'a expliqué que c'était un « mot mauvais », c'est-à-dire vulgaire je crois. C'est vrai que je n'ai jamais eu de professeur s'exclamant en cours par un « Paye ta chatte », voire même un « Nique sa mère ». Bref, j'ai franchi un pas dans la démagogie, mais j'ai gagné une attention et une confiance plus grandes. Seulement, c'était encore un succès de foire. J'ai eu un succès d'estime quand j'ai dit « Mamahuhu », c'est-à-dire « couçi-couça »; là, j'ai vu de grands yeux étonnés se tourner vers moi. J'ai l'impression que l'expérience professorale, du moins à son stade primaire, pré-langagier, tourne beaucoup autour de cette giration oculaire.

La fin du cours s'est soldée par un échec. Je voulais leur montrer un film. Quand ils ont compris ce que j'essayais de faire, ils ont été très excités, je pouvais pas les tenir; à leur question « C'est quoi le film ? », je répondais « C'est une surprise. » La curiosité a monté pendant les vingt minutes que m'ont prises la compréhension du mécanisme de l'ordinateur et du projecteur de la salle, tous les deux en chinois. Puis j'ai introduit le film, en précisant d'abord sa date. C'était La grande illusion. J'ai senti comme une rumeur de déception dans la salle. Puis j'ai lancé les vingt premières minutes du film. Après, j'ai essayé d'en parler avec eux, mais malgré les sous-titres anglais, ils n'avaient presque rien compris. Je voulais m'en servir pour montrer la différence entre langage soutenu et argot (Pierre Fresnay/Jean Gabin). Seul Carette a eu un réel succès, mais surtout pour ses grimaces. A la fin du cours, différents élèves sont venus me conseiller de montrer des films plus « modernes ». Un dilemme s'annonce : la bouffonnerie populiste de Zidi et Berri ou le nombrilisme œdipien et la gadoue du moi façon Christophe Honoré. Apparemment, les comédies romantiques sauce Audrey Tautou offre une tierce voie, médiocre synthèse des opposés. Je mets mon prophétisme au placard pour prendre les habits d'une Église décadente.

Ah oui, les deuxièmes années m'ont offert une carte de vœux. Si j'ai bien compris, il y a une fête des professeurs en Chine (d'où les rapports paternalistes et amicaux observés plus haut), qui comme par hasard tombe à la rentrée. Ça dit « Bienvenue ! Nous vous remercions de nous apprendre. Nous allons travailler dur. Nous vous souhaitons une bonne fête. Nous vous présentons nos meilleurs vœux. Bonne santé et bon travail ! ». Et y'a plein de petits cœurs partout (toutes mes classes sont composées de plus de 80% de filles). C'est trop mignon !


Fête des professeurs – Aujourd'hui, première réelle grasse matinée chinoise. J'ai pu me rendre compte que les lits locaux ne s'y prêtaient guère. Imaginez une table sur laquelle on aurait déposé une mince couche de polystyrène pour faire illusion. Il paraît que c'est bon pour le dos; mais mon dos n'est pas une des principaux facteurs de mon bonheur, du moins pas encore.

Peu de temps après mon réveil, la directrice du département de français m'appelle pour me dire qu'une petite fête à été organisée en mon honneur. Comme c'est gentil ! me dis-je, ces gens sont vraiment adorables et accueillants. Maintenant, je commence à comprendre qu'il faut prendre les mots dans un autre sens pour les comprendre à la chinoise. Je me rends au rendez-vous, pousse la porte du bureau, trouve la directrice qui me dit « On y va » et m'emmène aussitôt dans une grande salle devant laquelle des élèves en costume attendent alors que des professeurs – environ deux cents – sont assis partout sur les sièges. Je me rends rapidement compte que je ne suis pas au centre de tous les regards, et que mon honneur signifie en fait l'honneur de toute la classe enseignante chinoise. On me donne un papier avec des vœux en chinois, « signés » par le président du Parti, qui me souhaite d'avoir beaucoup d'élèves (comme ici on ne peut pas avoir trop d'enfants, je suppose que les élèves jouent un rôle de substitut). Je m'assieds alors que retentit dans la salle une chanson, qui répète inlassablement « Laoshi nihao » (« Bonjour professeur. »). Le son est réglé très fort. Les chinois ont un problème avec le niveau sonore. Je suis sûr qu'il doit exister un proverbe disant que si on ne t'entends pas jusqu'à la grande muraille, c'est que tu ne parles pas assez fort.

La cérémonie commence. Six élèves, trois filles trois garçons, viennent réciter un poème en l'honneur de l'enseignement, chantant les mérites de ceux qui les ont formés, disant tout le bonheur qu'ils ont à étudier ici. Des images de bougies apparaissent un peu partout sur des écrans disposés çà et là (il y a une véritable écranisation du monde en Chine; disons plutôt que le processus est mondial, mais que la société chinoise le pousse aux extrêmes; il faudrait peut-être étudier un jour le sens que revêt ce remplacement brutal de la vitrine par l'écran, comme si le fantasme de l'objet que ne cessait d'entretenir la vitrine faisait place à une chosification du monde que l'on peut posséder en images – un des slogans non traduits de l'exposition universelle de Shanghaï était bien « Voir le monde sans sortir de chez soi. » – et qu'à la fixation, au grossissement entretenu par l'ancienne forme a succédé un éclatement du regard lié à un désir d'ubiquité; bref, toute une anthropologie du fantasme capitaliste pourrait être fondé dans l'analyse de cette transition, de l'établissement d'un rapport partiel, objectal au monde, à une forme éclaté de contemplation, lorsque le monde entier est devenu objet, mais sous la forme d'un puzzle incomplet; un psychanalyste malicieux dirait qu'on est passé d'une structure de la castration à une forme de rétention anale, mais bon, je ne suis pas psychanalyste). Bref, des bougies; la directrice m'apprend qu'en Chine la bougie symbolise le professeur, parce qu'il répand une (faible) lumière. On pourrait extrapoler sur le côté vacillant, fragile mais aussi mobile et, somme toute, incendiaire de cette lumière, mais je ne crois pas que cela ait traversé l'esprit des Chinois. Enfin, je préfère toujours être comparé à une bougie qu'à un néon. Mieux vaut fondre que péter les plombs.

Je ne comprends rien au poème (on me l'explique en trois mots), mais je souris beaucoup pour faire bon effet. Suit un trio – un élève étranger, une jeune élève et un professeur – qui souhaitent plein de bonnes choses à tous et à chacun. L'habillement de la jeune élève est étrange, entre Christine Ockrent et Lolo Ferrari. Je comprends vite que c'est elle la vraie maître de cérémonie. Elle a l'énergie d'un garde rouge croisé à un présentateur de télé réalité. Les professeurs applaudissent à l'envie, moi aussi. Après, on remet des diplômes aux professeurs méritants, tous très jeunes, parce qu'il faut encore les encourager, m'explique ma voisine. Si je comprends bien, le mérite est affaire de hasard, les heureux élus sont presque tirés au sort. Ce qui compte, c'est que dans la remise de ces diplômes fait signe, en droit du moins, la possibilité pour chacun d'être diplômé. Les diplômés sont interchangeables, il n'y a qu'un seul diplôme. Un peu comme Dieu et les hommes, avec pour intermédiaire l'universelle destination des biens célestes. Bref, la cérémonie est métonymique. Vient après cela le temps des discours. Je vois tous mes voisins sortir leurs téléphones portables, chose que fait tout chinois quand il a un moment de libre. Je les comprends. Je commence à m'ennuyer ferme. Un discours de directeur d'université chinoise est assez proche, dans le ton, de ceux des dirigeants du PCF lors de ses heures de gloire, quand son succès était proportionnel à sa dimension soporifique. Heureusement, la directrice du département de français s'ennuie elle aussi, et elle me propose de s'en aller, en plein milieu du discours de la représentante du corps enseignant. Sauvé par le zhong.


Négative dialectique – Après cela, j'ai mon premier cours avec les étudiants de master (soit des cinquièmes années, la licence durant quatre ans ici). Je dois les former aux exercices universitaires français, avant qu'ils ne partent sur le terrain l'année prochaine. A première vue, ça va pas être de la tarte. Ils m'expliquent qu'ils savent déjà qu'une dissertation fait quatre parties. Happy me.

Fidèle à la leçon de Levi-Strauss qui raconte dans Tristes tropiques qu'il s'entraînait à la dissertation de l'agrégation de philosophie avec des sujets tels que « Bus et tramways », je leur propose d'expliquer le fonctionnement de la dissertation à partir du sujet suivant : baozi et jiaozi. Bizarrement, ça ne les choque pas; je ne sais pas si ça veut dire que je suis loin de leur faire comprendre le principe de l'exercice, ou si tout ira pour le mieux. Le baozi et la jiaozi sont des fondamentaux de la cuisine chinoise. Tous les deux construits sur le même principe – une boulette, de viande ou de légumes, enrobée dans une couche de pâte – ils diffèrent néanmoins par leur taille, leur forme et l'épaisseur de la pâte. J'explique donc qu'il faut analyser cette proximité et cet écart, dans un même mouvement; qu'il faut, à partir de là, construire une problématique : peut-on établir entre baozi et jiaozi un rapport hiérarchique, et de quel type ? Au nom de quoi ? Il faut donc explorer l'univers des représentations symboliques qui enrobe le champ culinaire et lui dérobe son sens premier, nutritif et gustatif; il faut ensuite fonder des critères, développer des exemples, et se demander quel type de relation on peut légitimement établir entre les deux mets. On construit donc un plan. Dans une première partie, il est démontré que le jiaozi est supérieur au baozi par sa finesse de fabrication, sa légèreté bienvenue dans l'estomac, la délicatesse qu'il demande dans la façon dans on s'en nourrit. Ensuite, nous nous demandons si tous ces critères ne sont pas, au fond, trompeurs dans le sens où ils nous invitent à rapporter le baozi au jiaozi selon des normes somme toutes aristocratiques. On essaye donc de montrer que le baozi est le véritable aliment du peuple, par sa facilité de fabrication et son caractère nourrissant (il faudrait plutôt dire bourratif, voire étouffe-chrétien, mais bon). On se demande finalement si le rapport hiérarchique entre les deux est réellement tenable, si un jugement normatif est bien fondé, et s'il ne faut donc pas plutôt chercher, dans l'analyse des rapports entre les deux aliments, la piste d'un écart radical, d'une totale incommensurabilité.  Et le pire, c'est que ça a eu l'air de marcher. Si un jour je deviens prof de philo, je ferai faire à mes élèves des sujets type « Haricots et petits pois. », ce qui leur parlera peut-être plus que « Liberté et raison. »

Ah, les joies de l'exemple concret. Ça marche presque à tous les coups. J'avais du mal à leur faire comprendre le principe de l'amorce. C'est passé directement quand j'ai pris l'exemple d'un homme qui veut demander une augmentation à son patron : s'il rentre et la demande directement, il se fait virer; s'il commence par parler d'autre chose, mais de manière intelligente, pour ensuite amener de manière justifiée son exigence de hausse de salaire, il a bien plus de chance de se faire écouter. Ah, toute notre éducation nationale est fondée sur un cartésianisme qui a oublié tout le sens du morceau de cire des Méditations.


Sachez chasser ce chat – Aujourd'hui, dernier cours de la première ronde de découverte : les premières années qui ont commencé le français il y a trois jours. C'était celui qui m'inquiétait le plus. Comment communiquer avec des élèves dont je ne parle pas la langue et qui ne connaissent même pas les rudiments de la mienne ? L'anglais est un piètre intermédiaire, vu que le mien comme le leur est peu orthodoxe. Finalement, c'était super marrant. Je leur ai distribué des fiches de phonétiques avec position du larynx et de la bouche, ils n'avaient jamais vu ça, ça les a rendu très enthousiastes. On a répété ensemble des mots et des sons pendant deux heures, ils en réclamaient encore à la fin. A un moment, j'en avais un peu marre, je leur ai demandé si ils préféraient pas regarder un film ou apprendre une chanson (j'étais censé leur faire chanter « Frère Jacques », d'après les indications de la directrice), mais non. Ils voulaient pas faire de pause non plus, donc j'ai du la décréter moi-même, après avoir essayé de les convaincre que c'était mieux pour eux. La différence entre « pomme » et « mot » les a fascinés et troublés. J'ai aussi pu me rendre compte des difficultés des débutants pour certains sons. J'ai réussi à leur faire comprendre le « r » en leur demandant d'imiter d'abord un chat qui ronronne puis un chinois qui s'apprête à cracher par terre (une activité continue chez eux; dans la rue, ça va, mais quand on voit des gens faire ça dans le métro, on est un peu dégoûté, malgré notre très humaniste compréhension de l'altérité).

Sur la fiche d'information (à remplir en anglais) distribuée à mes élèves, l'un d'eux a répondu à la question « Pourquoi apprenez-vous le français ? » par « Il paraît qu'en France on peut parler directement avec Dieu. » Avec ceux qui croient que le français ouvre des opportunités d'avenir incroyables, ça fait beaucoup de fausses légendes (quoique pour les opportunités d'avenir, il y en a apparemment aussi en Afrique francophone). Ah oui, à la question « Quels artistes français aimez-vous ? », j'ai eu droit à un « Je ne connais pas d'artistes français mais j'ai une grande admiration pour Napoléon. »

 

Lendemain de fête, jour de cendres – Pendant toute la première semaine de cours, j'ai été porté par un composé mixte de peur et d'enthousiasme, un désir de découverte et d'affirmation, donc au fond par une certaine foi. Avançant à pas feutrés dans un territoire inconnu, j'étais ouvert et tolérant. La moindre parcelle conquise sur les conditions du cours – participation des élèves, compréhension générale, etc. - était une grande victoire malgré son insignifiance. Pour la deuxième ronde, j'étais autrement préparé : disons simplement que j'en attendais un peu plus de la part des élèves, et que ma patience, peu légendaire il est vrai, s'était un peu émoussée entre temps. Attente déçue, impatience totale.

Je ne me souviens plus qui m'avait dit que les élèves chinois étaient très sérieux, mais je le retiens. Ils ressemblent beaucoup aux élèves occidentaux, sauf qu'ils ne sont pas doués de parole. Aucun des textes envoyés n'avait été lu par aucune classe (c'était les seuls devoirs), parce que ces lectures, a priori obligatoires, n'impliquait aucun test, aucune note. Aucun devoir facultatif rendu. Quant aux exposés, à la préparation desquels j'avais plus que participé, donnant carrément les plans aux élèves, ils ont été pour la plupart catastrophiques, se dirigeant dans la direction plus ou moins opposée à celle indiquée par mes conseils. J'ai pu y voir les effets à long terme des douches froides d'idéologie que reçoivent ces pauvres êtres au cours de leur formation. Un exposé sur l'immigration en France, après une longue histoire du phénomène, fastidieuse et truffée de fautes ou de confusions, proposait ainsi avec une totale assurance une solution à ce problème présenté comme purement économique : la recherche d'un « point optimal » servant les intérêts tant de la France que des immigrés. Que le problème soit politique ne semble pas les avoir effleurés, et ils n'ont jamais entendu parler (sauf par moi, mais je dois prêcher dans le désert) du ministère de l'immigration et de l'identité nationale. Un autre exposé sur le même sujet finissait sur une remarque indignée posant que la France n'avait pas le courage d'avoir par rapport aux immigrés une politique d'assimilation pure et dure. Le bât blesse plus bas que la langue; les structures mêmes de raisonnement semblent atteintes. Que faire ? Je crois que c'est le début d'une longue marche.

Quant à l'aspect prétendu « très sage » des élèves, il a souvent du être confondu avec une simple apathie. On voit qu'ils n'ont pas l'habitude de prendre la parole. J'ai sincèrement eu l'impression de passer ma semaine à monologuer devant une bande de mollusques amorphes et aphasiques, quémandant inutilement quelque réaction, question ou réponse, sinon un simple éclair d'expression au milieu de ces visages atteints de paralysie faciale. On aperçoit, si on regarde bien, la potentialité d'une capacité langagière; mais il faut aller la chercher loin, et la tirer par la peau du cul. Alors que j'essaye de rompre avec la vieille position de la transcendance du savoir descendant de la parole du professeur jusqu'aux oreilles (parfois le cerveau, mais c'est plus rare) des élèves, et que j'essaye de faire du cours un champ d'immanence où de multiples énonciations peuvent émerger, je me heurte à des corps passifs, dans l'attente de je ne sais quel événement, purs réceptacles d'un discours qui pourtant n'est et ne sera jamais le leur. C'est peut-être ce genre d'attitude qu'on a pris pour la sagesse orientale. Solitude du professeur face à une classe qui ne laisse rien transparaître que le soupçon d'un néant, et qui joue de l'affrontement dans l'absence d'esquive ou d'offensive. J'aurai encore préféré une guerre froide à une drôle de guerre.

Bref, il faut que je revoie mon plan de bataille.


Renversement dans le négatif – Quand je suis arrivé il y a un peu plus de deux semaines, il faisait beau. Le froid parisien me paraissait lointain, le soleil inondait ma peau, je transpirais allègrement et proposais à mes classes à effectif réduit de faire les cours sur les terrasses du café du coin (mais ils ont refusé). Pour faire face à cette canicule, j'ai même couru Pékin à la recherche d'un déodorant, denrée rare ici. J'avais fini par en trouver un au moment où la météo s'est renversée, dans un mouvement très hégélien et donc pas du tout nuancé. Les larmes de Dieu nous sont tombés sur la tête pendant quelques jours, et le froid a envahi les demeures. Je ne peux plus sortir sans pull, et on me prévient que bientôt la neige encombrera ma porte et que mon sang givrera. L'an dernier il y a eu cinq mois de neige et une température à moins vingt. Cette subversion météorologique s'effectue en quelques jours, sans crier gare. J'avais peut-être un peu trop rapidement confondu année à l'étranger et séjour sous les tropiques.

Autre renversement : aujourd'hui, on est dimanche, et j'ai du me lever à 6h30 pour aller donner un cours à 8h, parce qu'ici on rattrape les jours fériés le dimanche d'avant ou d'après. Cours de civilisation hebdomadaire pour des débutants confirmés avec qui je dois aborder, semaine après semaine, les grands thèmes qui constituent leur manuel. J'en suis au chapitre « Histoire de France » (qui comprend beaucoup d'idées novatrices d'un point de vue historiographique : ainsi, Calvin est devenu un grand réformateur de la France, et l'Assemblée nationale pendant la Révolution se voit divisée entre d'un côté les patriotes amis du peuple et de l'autre les méchants conservateurs qui veulent détruire la nation; quant à Napoléon III, grâce à sa politique de surveillance et de censure, il a ouvert une nouvelle ère de prospérité et réclame donc la place de plus grand bienfaiteur national). J'étais censé traiter tout le chapitre, des Gaulois jusqu'à nos jours, en deux heures, j'ai réussi à négocier pour le faire sur deux cours. La semaine dernière, le moment fort du cours a été la projection d'un extrait des Visiteurs pour comprendre la tripartition des ordres sous l'Ancien régime. Aujourd'hui, je me suis concentré sur la Révolution et Napoléon, en leur disant de se démerder pour la suite. J'ai essayé de clarifier le tout, en montrant surtout le passage à un nouveau type de souveraineté, et en expliquant les grands acquis de la période, les principes bourgeois de la révolution, la base de la mythologie française donc. J'ai vu peu de lueurs dans leurs yeux. A la fin du cours, je leur ai demandé s'ils voulaient que j'approfondisse un point en particulier. J'ai eu le droit à trois questions. D'abord, quelle taille faisait Napoléon. Puis une élève m'a dit « Joséphine », incapable de formuler une question entière. Puis une autre « Marie-Antoinette ». Bref, de l'histoire pour petits illustrés (Danton et Robespierre n'ont pas eu la chance de se voir consacré tant d'intérêt). Là, j'ai pu observer un moment d'éveil quand j'ai expliqué l'affaire du collier de la reine ou les heurs et malheurs des amours de Napoléon, et j'ai presque vu des larmes arriver dans les yeux de certaines élèves quand j'ai révélé que « Joséphine » était une des dernières paroles de l'empereur sur son lit de mort. En fait, je ne suis là que pour vendre des images d'Épinal, quelques aliments fantasmatiques qui garantissent aux élèves qu'ils ont bien choisi leur sujet, la France comme pays de l'amour et des merveilles. J'aurai du faire de la pure mythologie, plutôt que de l'histoire au rabais.


Bégayer dans la langue – Trois semaines que je suis ici, et j'ai l'impression d'avoir perdu mon français. Je peine de plus en plus à écrire, à trouver mes mots, les idées naissent dans ma tête sous des formes multilingues, et je parle avec le même accent que Robocop. Conséquence nécessaire de mon usage des langues ici : lors de mes cours, je ne parle que le petit nègre, et encore, la version pour enfants; et le reste du temps, je dois beaucoup plus faire appel à l'anglais qu'au français. Je suis professeur d'une langue dont j'ai perdu la maîtrise; et le pire, c'est que mes cours s'améliore à mesure que cette perte s'accroît. Plus je deviens étranger à mon langage, plus la langue de mes cours se rapproche des conditions parfaites de compréhension. Je dois m'exiler pour ouvrir à mes élèves ce nouveau territoire rêvé qu'est le français. Je ne suis plus sophiste, mais poncif, voire à la limite pontife, pour l'infaillibilité théorique (et, pour ce qui touche aux corrections des fautes de mes élèves, simple casuiste).

C'est peut-être dans cette aventure linguistique que se révèle le sens de tout voyage (parce que bon, les us, coutumes et paysages comme signes de l'Autre, ça va deux minutes). Dans ce séjour, on aménage surtout les conditions nécessaires à l'absence de refuge langagier. Les visites dans le lointain n'ont pas d'autres buts que de se rendre étranger à soi-même, c'est la base de toute mythologie du voyage. Mais ce mouvement ne s'effectue réellement que dans les conditions de notre expression. Là est le véritable inconfort qui fait les charmes abstraits de l'aventure en Orient (l'Orient comme destination mentale, j'entends bien). La figure du voyage, ce n'est pas la vague, le glissement ou la dérive, mais la désarticulation et la perte. On revient toujours plus pauvre de l'étranger, et c'est là que réside la beauté de l'expérience.


Payday – Aujourd'hui, après un mois de dur labeur, première paie ! Et, en même temps, remboursement de mon coûteux billet d'avion. La scène fut magistrale; je me suis cru dans un film américain classique, genre gangsters et braquages. Il a fallu se rendre dans un bâtiment aux couloirs étroits et obscurs, trouver le bon bureau (mission semblable au célèbre épisode d'Astérix), se munir des nombreux justificatifs nécessaires (depuis mon arrivée, je suis entré en possession de je ne sais combien de cartes attestant de mes diverses qualités, professeur, employé de l'université, salarié de l'université, expert étranger, etc; tout un système tautologique d'authentification). Je suis entré dans la salle, pour me trouver nez à nez avec deux militaires en uniformes armés de gros fusils imposants; et la mine peu souriante, ni guère éclairée par les lumières du logos qu'arborait les deux braves soldats n'avait rien de réconfortant. Je m'avance au guichet, on me tend une grosse enveloppe. Le principe du virement bancaire n'est pas encore automatisé ici, beaucoup de choses sont payées en cash, y compris mes services. Donc me voilà avec 8000 yuans (soit un peu plus de 900 euros) en petites coupures, que j'ai du serrer dans ma poche jusqu'à chez moi. Ce trajet habituel a pris les allures d'une équipée sauvage. Comme je n'ai toujours pas compris comment utiliser mon coffre-fort, j'ai tout caché au fond d'un tiroir, en attendant de trouver un préservatif suffisamment large pour y cacher le tout avant de le mettre dans le réservoir de la chasse d'eau (non je plaisante, je vais tout garder dans le tiroir). Il faudrait que j'ouvre un compte, mais pour ça je dois récupérer mon passeport que la police détient (pour mon visa). Diantre d'administration.


Laissez vos idées au dortoir – La vieille figure du professeur veut qu'il soit un homme qui, fort de sa longue et laborieuse éducation, décide un jour de transmettre à de jeunes gens le savoir qu'il a accumulé et critiqué. Il initie à ses propres arcanes, indique un chemin, donne un peu de « soi », c'est-à-dire de ce qu'il est devenu au cours de ce lent parcours. Le professeur, dans sa version mythologique, est le pélican de Musset; mais en pratique, il est bien plus proche de l'albatros baudelairien. Il n'offre pas son cœur ou ses guts à ses élèves. Ce serait, malgré tout, offrir un point de vue, voire même une simple pensée, quelque fragments d'analyse; dans les conditions de mon enseignement, c'est chose impensable. La matière doit être donnée telle quelle, sans enrobage discursif, comme si son sens était déjà compris dans son état brut : une vérité sans décor ni discours, un fait éclatant. C'est ce qu'on me réclame. La distance n'est pas de mise, le jugement est à bannir. L'analyse doit elle-même être déjà fait en soi pour avoir droit de cité. Retirer leur évidence aux choses, c'est, dans l'esprit des professeurs qui m'encadrent, retirer la possibilité même de saisir ces choses. Plus on explique, plus on met hors de portée.

Vieux résidu du rêve communiste : le peuple est materia prima, informée plus qu'informe, chose élémentaire qui s'agrège d'elle-même pour former la communauté; le régime n'impose pas sa forme à cette matière, mais vient s'y couler. Le communisme, du moins dans sa version historique et idéologique, semble s'être bâti sur cette mythologie naturaliste, cette croyance à un monde d'atomes sans clinamen. Et l'image du savoir qui en est née s'adapte au même schéma : la connaissance obéit aux lois de la matière, non de la pensée; elle est brute et capitalisable. Nul dynamisme, nulle force plastique ne peuvent s'emparer des idées; celles-ci doivent pouvoir s'inscrire sur une sorte de tableau de Mendeleïev des concepts. L'analyse, même sous sa forme minimale de simple remise en question, prend les atours d'une catastrophe naturelle; et nulle part ailleurs peut-être le vieil adage voulant que la pensée soit le cancer du cerveau n'a été pris autant au sérieux. La chimio imposée est violente. Ce qui perturbe la matière, donc l'agrégat, donc le Peuple, est crime et fiction.

Tout ça pour dire que mon enseignement effectue peu à peu, à la demande de mes interlocuteurs, cette chute dans la matière. Tout se solidifie à l'état de cliché. C'est la rançon de la possibilité d'une compréhension réelle. Je donne comme matière à apprendre ce qui pour moi fut un jour matière à réflexion. Dur de trouver une simplification qui ne soit pas une mutilation. Le professeur, du moins ici, ne porte nul flambeau; il ne fait qu'assurer une gloire obscure.

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L'Être est le néon
  • Carnet de notes d'un lecteur de français perdu en Chine, où s'accumulent récits d'expériences pédagogiques et linguistiques, brèves analyses sur le pays, quelques éléments pour une théorie du lectorat et une somme de textes sur le cinéma.
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