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L'Être est le néon
26 septembre 2010

Un film français : "Bienvenue chez les Ch'tis" de Dany Boon

 Bienvenue chez les Ch'tis est un bon film français, très bon même. Mais encore faut-il clarifier l'expression : c'est un bon 'film français', pas un 'bon film' français. Il est français avant d'être film, ce qui ne l'empêche pas d'être bon par ailleurs, même si 'bon' obéit alors à d'autres critères qui sont bien loin de tous ceux que les cinéphiles ont pu établir lors de ces dernières décennies. Par opposition, on dira par exemple d'Un prophète de Audiard qu'il est un 'bon film' français, même s'il est français par accident et américain par essence. Il n'empêche que c'est un heureux accident. Certes pas un événement majeur, mais ça fait toujours plaisir quand la température passe au-dessus de zéro, ce qui est rarement le cas en France en ce moment, il faut le dire. Les Ch'tis sont, eux, à température ambiante, mais s'y ajoute un peu de la chaleur de la France, ce qui les rend supportables, voire parfois agréables : pas un matin de fête, mais au moins une hirondelle.

Or, il y a un paradoxe à tout « film français » : c'est qu'il ne cesse de nier la France comme entité autre que théorique. Le problème est géographique, non mythologique. La France n'existe, pour ce type de film, que comme cadastre, c'est-à-dire qu'elle n'existe pas en fait. Le problème n'est pas que l'histoire de France est fantasmée. On n'accusera pas un film de flirter avec la légende; les Américains ne sont pas les seuls à avoir le privilège de l'imprimer, quoiqu'en dise John Ford. Ce n'est pas non plus un souci de falsification des réalités locales. Le rousseauisme du terroir n'est pas un péché scénaristique : La soupe au choux, éternel étalon du film français, ne nie pas la France parce qu'elle la réduit à une simple spécialité gastronomique. Non, le film français nie la France de manière bien plus profonde et contradictoire : il dit qu'elle n'existe pas, au moment même où elle en affirme la nécessité pour construire une histoire qui ira sans cesse contre elle. Elle est ce qu'il faut dépasser. La France, c'est la loi de l'Histoire, les figures du passé, les frontières défendues contre l'envahisseur ou gagnées contre l'usurpateur; c'est toute une gloire figée, mais c'est aussi, en raison même de cette fixation, une idée abstraite, parce que l'histoire finit toujours par devenir administration. Dans Bienvenue chez les Ch'tis, la seule image de la France comme Tout est donnée par la froide et aveugle machine qu'est la Poste, avec ses inspecteurs, ses points, ses postes et placements, tout son maillage territorial. La France est chose morte. Le film français est celui qui cherche à réactiver contre elle une vitalité toute autre : un folklore régional. Bref, il oppose la géographie à l'histoire, la vie à la mort, la culture populaire aux idoles des maîtres étatiques.

D'où le fait que ce cinéma là, à la différence du reste du cinéma moderne (mais ce cinéma, justement, n'a rien de moderne, il se revendique primitif, immédiat, branché à la terre), n'emprunte jamais aux structures spéculaires, aux références en abîme, à tout ce qui a fait du cinéma une boîte sans fond se penchant sans cesse sur les strates de son passé. Le cinéma moderne est gros d'une histoire qu'il creuse, alors que le film français est littéralement plat, sans profondeur (il ne faut pas donner à ce terme son sens intellectuel habituel), seulement large d'un territoire qu'il arpente. Cette absence de double fond s'explique par la substitution de référents géographiques, donc réels, tangibles, extérieurs, aux références cinématographiques. Le film français esquive la France parce qu'elle est histoire, donc références. Il poursuit sans cesse une réalité qu'on ne peut que dénoter. Sa matière, c'est le local, c'est-à-dire un immémorial à la fois vivace et inamovible, quelques signes univoques comme étendards d'une culture. Le film français ne peut dépasser l'horizon de la région. Ainsi la double polarité, simple et grossière, des Ch'tis : Sud/Nord, et la somme des antinomies qui vont avec. Le film français ne cesse d'opérer de tels partages, il déchire la France pour lui nier toute réalité; pour lui, la France est chose du passé.

C'est une vieille morale : la culture populaire n'est encore vivante que parce qu'elle n'a pas d'histoire. A cela s'ajoute une autre légende : la culture populaire est le fond caché de l'histoire, à la fois son négatif et sa possibilité. Elle est la résistante oubliée, le soldat inconnu. Méconnu aussi : les Ch'tis, c'est la revendication pour la reconnaissance de ces reliques géographiques que sont le ch'timi (dialecte fanfaron), la baraque à frites, la tournée éthylique du postier et les bassins miniers. Même le climat devient l'objet d'une exigence identitaire (ce n'est pas là fantasme du seul Dany Boon : on peut actuellement voir la ville de Dijon militer pour inscrire le climat bourguignon au patrimoine de l'humanité). Tous ces traits trop typiques ne sont pas des références, car la référence est toujours du côté de l'histoire. Ils ne sont que des emblèmes; pas des symboles mais des drapeaux perdus et retrouvés. Ce que demande le film français, c'est le droit de porter un drapeau qui ne soit pas français. D'où l'absence de cinéma corse, breton, basque ou alsacien : on ne peut revendiquer le drapeau régional qu'en rayant le drapeau national; il n'y a que le film français qui puisse être régionaliste. La revendication ne fonctionne que sur un tel jeu d'échelle, grâce à un mouvement qui va d'une France abstraite à une région concrète. Un film qui partirait immédiatement d'une région serait simple monstre de foire, pauvre orphelin sans bannière ou Don Quichotte identitaire. La logique éprouvée ici est proche de celle d'un Carl Schmitt : il faut d'abord désigner l'ennemi pour se fonder en tant que « nous », comme groupe réel, « vécu ». Le sympathique générique des Ch'tis montre une carte de France : mais il ne la montre que pour en isoler les zones, pour faire ressortir les terres au sein du territoire. Le film français a les pieds sur terre, terre qui, étant concrète, ne ment pas, c'est bien connu.

Faut-il alors dire qu'il a les pieds dans la boue ? Qu'il se nourrit d'une fange populiste, et fait le jeu de tous les réflexes identitaires bon marché ? C'est peut-être vrai; les derniers mouvements nationalistes se sont appuyés sur la demande de reconnaissance des régions; la France ne vient qu'après, comme somme de ses parties. Le film français est aux antipodes de l'esprit IIIe République. Mais bon, on ne saurait tenir rigueur à un film de nier la France comme drapeau, même s'il le fait au nom d'une cause encore plus trempée dans un fascisme quotidien. Et puis les Ch'tis ne sont pas fascistes. Ils sont portés, dira-t-on, par un désir d'assumer certains clichés en les retournant, en inversant leur charge du négatif en positif. Certes, ils restent dans le cliché, mais il n'y a là nulle contradiction : toute identité vit d'une telle nourriture. Cette autodérision nous fait marrer, il faut l'avouer. D'un rire ambivalent, mais d'un rire franc. Les Ch'tis sont d'une efficace indubitable, et il n'y a que les curés qui peuvent se faire les détracteurs d'une gentille agitation des zygomatiques. Dany Boon renoue avec une vieille tradition de l'acteur burlesque, comme corps dysfonctionnel et esprit décalé. Kad Merad n'est pas nul, il est juste fade, rien de grave. On ripaille émotionnellement dans ce film : lors de la tournée du postier qui se transforme en cuite, lorsque l'un des deux hommes est surpris dans son mensonge quotidien par sa femme. On se permet même quelques larmes faciles, dans cette fin tout de même un peu trop rapide. Bref, on sympathise, et parfois presque malgré nous.

C'est peut-être dans dans cette sympathique complicité que se révèle le problème de ce genre de film, le seul reproche qu'on peut lui adresser : sa nature est de n'être pas critiquable. Nous en empêche déjà une sorte de tabou originel : « film français » veut toujours dire « film populaire », et sans adhérer au vox populi, vox dei, on ne peut saper cette école sans éprouver l'incertitude de notre propre position critique (d'où parlons-nous ?, plutôt que de quel droit). Lorsque nous cherchons une brèche pour l'analyse, un mur de béton nous barre la route : l'édifice est autonome, imperméable à toute critique, parce qu'il est entièrement fonctionnel. Un peu comme un immeuble stalinien. Ces films qui psalmodient le chant de cygne d'une France qu'ils élèvent en la niant ne plaisent pas pour rien; surtout, ils ne plaisent pas en raison d'une soi-disant aliénation de masses à qui on pourrait la faire sans problème, parce qu'elle serait aveugle sur sa consommation; il n'y est pas non plus question de flatter de bas instincts. Ce qui rend ces films fonctionnels et donc populaires, c'est leur goût de l'immédiateté totale, comme si l'accès au sens et au référent n'avait plus besoin d'être questionné : le film français offre une image globale et directe de la France comme non française, sans ambages ni détours. Que cela plaise est normal : c'est toujours agréable de pouvoir toucher le réel avec certitude; mais c'est aussi toujours illusoire. Ainsi, en prétendant garantir cet accès immédiat à son « contenu », le film français tombe irrémédiablement sous la coupe d'un autre mode de la critique : on ne peut en attaquer l'histoire ou la morale, mais on ne peut que rire devant cette prétention à ce qui constitue le plus vieux mythe cinématographique, la transparence. Le film français échappe à la critique esthétique pour subir le veto cinématographique : on ne peut le juger ou le condamner, on ne peut que l'exclure. Car comme dirait Godard, c'est peut-être un film, mais ce n'est sûrement pas du cinéma.


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  • Carnet de notes d'un lecteur de français perdu en Chine, où s'accumulent récits d'expériences pédagogiques et linguistiques, brèves analyses sur le pays, quelques éléments pour une théorie du lectorat et une somme de textes sur le cinéma.
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