Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
L'Être est le néon
26 septembre 2010

Le dernier homme : "L'homme sans nom" de Wang Bing

Un premier plan expose le décor du non-drame, sans nous en donner l'emplacement : une petite étendue de terre, une maison abandonnée qui trône en son centre, quelques reliefs aux bords du cadre. Apparaît ensuite un homme sortant de terre, avec laquelle il ne semble faire qu'un : ses vêtements, ses mains, son visage en sont recouverts; l'homme s'enfonce dans le décor plus qu'il ne s'en détache. Nous le suivrons pendant une heure et demi, observant avec patience ses minutieuses activités quotidiennes : jardinage, cuisine, repos aussi, et parfois d'autres tâches plus énigmatiques. La caméra ne le lâche pas (pas un plan au milieu duquel il ne se trouve, nul regard distrait vers un « paysage » libre de l'homme), le filmant à sa hauteur, tremblant alors qu'elle suit les mouvements saccadés de sa proie visuelle. Wang Bing cadre presque toujours en plan moyen ou large, presque jamais en plan d'ensemble. Il aménage un espace optique correspondant aux coordonnées de notre humaine vision : aucune scission entre les deux régimes de visibilité; et par là, nous avons littéralement l'impression de côtoyer cet homme, sans que rien dans son comportement ne semble faire signe vers notre présence (un seul regard caméra, très furtif et comme involontaire). Étrange dispositif qui ressemble à du voyeurisme à visage découvert, mais dont l'objet n'est pas l'intimité, seulement le quotidien. L'ermite reste donc seul dans son territoire marginal. On reconnaît le goût de Wang Bing pour les espaces en bordure, semi-ruines hantées par des personnages en déshérence. C'était déjà le cas de Shenyang, ville industrielle en décrépitude, qui offrait son décor à A l'ouest des rails. Et, en même temps, le tableau de ce reclus, vivant dans un espace déserté, apparemment hors du temps socialisé, semble présenter l'envers de la fresque historique qu'était le film-fleuve du cinéaste. Cet ermite attaché à son territoire représente l'antithèse de la masse de migrants qui irriguent les routes chinoises, courant après un progrès promis mais dont le lieu est un Eldorado introuvable.  Shenyang offrait à nos regards un monde qui s'accorde à nos délires temporels, comme situé en bas de la pente de l'histoire, touchant à la désolation. Or, ici, on ne sait pas d'abord si le monde est encore sauvage ou déjà dévasté, s'il s'agit de la fin de l'histoire ou de son aurore.

Au bout de quelques minutes, nous disposons de tous les éléments pour disqualifier l'option naturaliste. La sortie du monde ne revient pas à des retrouvailles avec la nature. Cet homme n'a pas les oripeaux du bon sauvage : il se nourrit de pâtes industrielles, fume des miettes de tabac, dispose d'ustensiles de cuisine rouillés et de vêtements laminés. Bref, il n'est pas au début de la lignée humaine, mais à son terme, et s'il rejoint des terres désertés, c'est avec des miettes de civilisation. Ce qui nous est donné à voir n'est donc pas une somme d'exercices spirituels, mais un traité de survie, montrant comment habiter un territoire, arpenter un espace, l'adapter et s'y adapter, et cela armé des résidus de la fin de l'histoire. On comprend mieux l'échelle de plan choisie : il s'agit pour Wang Bing de filmer le rapport d'un corps à son milieu. L'homme sans nom est un manuel d'éthologie.  « Habiter » était déjà le problème des nombreuses personnes rencontrées dans A l'ouest des rails : comment demeurer, survivre dans une zone à l'abandon; c'est aussi celui de ce film qui en est comme sa ramification extrême, un point plus radical dans l'articulation de la topologie et de l'historique. Cet homme est un pionnier, et en repoussant la conquête de la frontière, il achève la course du temps.

D'où la mélancolie propre au cinéma de Wang Bing, qu'on retrouve, sous une autre forme, chez d'autres cinéastes contemporains chinois. Jia Zhangke expose ainsi dans chaque film la même langueur face à la disparation de l'Objet historique qu'a été le communisme et à son remplacement par une fascination pour un lointain Occident. La mélancolie est, disait Freud, la perte d'un objet que l'on a pas possédé. Sa forme de prédilection est – les romantiques ont été là pour nous le montrer – la ruine. Le cinéma chinois contemporain a tendance à opposer à la mythologie de l'avènement (de la cité radieuse) qui a nourri ses prédécesseurs une radiographie de l'affaissement. L'image du Temps n'est plus la progression mais l'écoulement et la fuite. La rouille (qui donnait son nom à la première partie de A l'ouest des rails) semble ainsi être pour Wang Bing la métaphore du devenir. Elle recouvre les outils de l'homme sans nom; de la même façon, ses haillons sont les lambeaux du temps. Il est après la fin de l'histoire, lorsque des restes de nature sont occupés par des rémanences du temps. Face aux deux pôles de la virginité que représentent le premier homme et la communauté dernière, Wang Bing s'installe dans cet espace de souillure habité par le dernier homme.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité
Newsletter
L'Être est le néon
  • Carnet de notes d'un lecteur de français perdu en Chine, où s'accumulent récits d'expériences pédagogiques et linguistiques, brèves analyses sur le pays, quelques éléments pour une théorie du lectorat et une somme de textes sur le cinéma.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité