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L'Être est le néon
21 octobre 2010

Radiographie touristique

Le lecteur-touriste qui, pas seulement attiré par les bars low cost et autres récifs festifs que lui offre sa position intermédiaire, entreprend une enquête culturelle sur la Chine, un arpentage de ses quelques lieux sanctifiés par l'Histoire, la route est vite tracée, et prend la forme d'une boucle. Disons que si ces vestiges rénovés sans conscience sont relativement nombreux, le spectre de leur diversité est très réduit. On peut dénombrer trois catégories : les musées, les temples et les parcs. Un autre partage scinde ces groupes entre symboles du Pouvoir ou autels de la Politique (la place Tiananmen, ou, d'une façon différente, la Cité interdite qui lui fait face) et usines culturelles servant à une simple fétichisation du folklore (de nombreux musées, et tous les temples). Évidemment, le partage est dissymétrique, puisque la seconde catégorie tombe sous la coupe de la première ; elle n'est que son adjuvant, et sa survie n'est que la rançon de sa liberté perdue. Il n'y a plus rien de populaire dans le folklore chinois, comme chez nous d'ailleurs. Partout, Disneyland étend ses griffes.

Commençons par les musées. Ils sont aussi vides que nombreux. Ils accueillent un large public, mais peu de reliques et encore moins d'idées. Précisons qu'il s'agit rarement de musées d'art : on trouve des musées sur les examens impériaux, sur les affiches de propagande, sur la sexualité même, mais les œuvres d'art n'ont pas la place privilégiée que nous leur donnons. Dans les musées, on respire péniblement : beaucoup de monde, et beaucoup de choses, mais des choses sans consistance : descriptifs vaseux, formules creuses, reproductions douteuses (l'original n'a pas sa place en Chine, on l'a déjà dit). D'étranges sculptures en carton pâte accompagnent des copies indignes de vieilles peintures dans le musée Confucius. Le musée du cinéma de Beijing, un des musées les plus importants de Chine en taille et en cristallisation idéologique, et probablement le plus grand musée du cinéma au monde (même s'il ne parle jamais que du cinéma chinois), est exemplaire de cette contradiction : vaste espace d'accueil, spectacularisation des moyens (lumières flashy, hologrammes inconséquents, du « grandeur nature » à gogo) ; mais sinon rien, absolument rien. Rien qui, à nos yeux, aurait la simple valeur d'un document, d'une (é)preuve pour le regard et l'intellect. L'objet a été perdu, n'en subsiste que son fétichisme. Les objets s'entassent mais leur sens a disparu. Cela aussi parce que le discours qui les accompagne leur enlève toute réalité et autonomie, il les enveloppe pour les voiler, et ne s'en sert que pour s'asseoir lui-même. Pour utiliser une distinction aussi grosse et creuse que le sont les explications qu'offrent les panneaux de ces musées, on dira que dans ces lieux dévolus a priori à la culture du passé, on n'apprend rien sur l'objet (le quoi), mais tout sur le sujet (qui parle). C'est vraiment le seul intérêt qu'on peut y trouver : quelques signes idéologiques aussi univoques que simplistes. Les discours sont assez représentatifs du déficit intellectuel qui règne malheureusement dans la majeure partie de la recherche chinoise. Les catégories utilisées font la taille d'un paquebot (« les temps anciens », de la préhistoire jusqu'au début du XXe siècle ; « la pensée occidentale », où cohabitent pacifiquement Voltaire et Saint-Paul, avec Bismarck ou Aristote comme chaperon), les nuances sont bannies (du pur noir sur blanc, féodalisme contre communisme), les relations schématiques (les Lumières ont lu Confucius, et l'ont même parfois cité, donc toute la pensée moderne est basée sur Confucius ; le cinéma enregistrant la réalité, petit à petit le cinéma chinois est devenu plus « social » – ie, communiste – parce que révélant le monde). On ne peut même pas dire que le discours est « idéologique », ce serait encore lui fait trop d'honneur ; il est au mieux nihillogique. Le discours scientifique est la réalité de sa propre absence : cercle infini qui ne tourne autour de rien, et ne fait signe que vers sa propre affirmation dans laquelle il se dissout pourtant comme discours. En ce sens, le discours des musées chinois met à nu tout discours plus développé, il en est comme l'ossature, révélant dans son être vide l'armature brinquebalante du langage. La seule chose qu'on puisse jamais y apprendre, c'est la double nature de notre langage, à la fois être et néant. La formule de Hegel s'y confirme, au mot près : tout ce qui est réel est pris par le discours, tout ce est pris par le discours est réel.

A côté de ce drame métaphysique que présentent les musées chinois, les temples offrent une orgie de matérialisme non dialectique. Passons sur le sentiment d'indistinction qui nous possède lorsque nous passons d'un temple à un autre (seule la taille semble varier), et mettons le au compte de notre ignorance ; un chinois visitant les églises françaises aurait peut-être le même sentiment. Ce qui frappe surtout dans ces maisons des dieux, qu'elles soient d'obédiences taoïste ou bouddhiste, c'est l'absence radicale de ce que nous appelons le sacré. Nulle spiritualité ne s'en dégage. Ne serait-ce déjà que par le parfum de papier-mâché qui enrobe la plupart de ces édifices – la pesanteur du temps, et donc les traces d'une foi passée, y sont bien moins sensibles que dans nos bâtisses dévolues au Seigneur. Le toc ne fait pas transcendance. Quand on observe les gestes des « fidèles », qui ont perdu le sens étymologique de leur appellation, cette impression s'accroît : rien, dans leurs gestes et attitudes, encore moins dans leurs expressions, ne laisse transparaître le sentiment d'une ouverture à l'Autre du divin. Il faut noter que les Chinois ne se rendent pas au temple pour appeler la grâce, mais la chance – en espérant généralement qu'elle prenne une forme financière. Sola fide, sola materia. Ils demandent au Ciel de descendre sur la terre plutôt qu'ils n'aspirent à s'y élever, mais cela parce que notre topologie du divin leur est étrangère ; ici, les figures du surnaturel sont immanentes à la nature, nul autre monde ne se dessine dans l'horizon secret de celui-ci. Il ne s'agit donc pas de « superstitution », produit d'une matérialisation de forces obscures et spirituelles. Plutôt d'une mécanique du miracle : tel geste – se prosterner avec des bâtons d'encens à la main – encourra tels effets. Ces signes n'ont pas la dimension spirituelle ou doctrinale qu'ils ont chez nous (la messe et la Cène, l'eucharistie, la communion : rituels qui font signe vers, qui ouvrent sur leur propre au-delà), ils ne s'insèrent dans aucun système de croyance. Ils valent en eux-mêmes. Au début, on est intrigué devant des gens lançant des pièces de monnaie sur des gongs, ou se prenant en photo à côté d'un Bouddha. Mais sitôt que nous cessons de rapporter ces habitudes aux signes d'une spiritualité, nous comprenons que la religiosité n'est pas nécessairement lien avec l'Autre, mais aussi, parfois, avec le monde. Dans cette apparente perte du divin, les Chinois nous ouvrent sur une réelle fidélité à la terre.

Enfin, les parcs. Honnêtement, dans cette géographie touristique, ce sont mes lieux préférés. Pour leur calme et leur verdure, bien sûr, mais aussi parce que ce sont les seuls endroits réellement nus, pris dans aucune pratique ni discours, laissés au simple plaisir de marcher. Souvent, une soupe musicale envahit nos oreilles pour donner au tout un parfum désuet d'orientalisme – preuve que la politique culturelle chinoise ne veut laisser aucun espace en friche et qu'elle cherche à émettre des signes patrimoniaux en tout lieu – mais cela ne fait qu'entretenir une agréable langueur. Et puis, par chance, il n'y a rien à contempler, nul objet fascinant ou débile qui puisse nous prendre dans sa violence ; là aussi, tout est en toc, sans grand intérêt, et c'est un délicieux repos que de n'avoir rien à voir. Faits de petits monticules de pierre, de cabanons asiatiques, d'étangs parsemés ça et là et peuplés de gens relativement paisibles, les parcs, parce qu'ils se soustraient à toute prétention à la Culture, sont de véritables havres de paix. Ils sont bien inscrits dans le catalogue de l'héritage de la Grande Histoire Chinoise, mais sans que cette inscription ne puisse recevoir la griffe du présent ; il s'agit peut-être du seul legs qui ait gardé son sens premier, être un espace de loisir pour une classe dominante. Seulement, ils sont désormais remplis par un peuple assoiffé de calme. C'est pour cela qu'ils sont les seuls signes d'un réel progrès.

Il faut noter que le plus drôle, dans les visites touristiques, c'est la recherche du lieu en tant que tel. C'est le seul moment où l'on peut réellement se perdre dans la ville, la desserte des transports n'étant jamais très claire pour un étranger incapable de déchiffrer les caractères. On y voit des zones désertées, ou habités par des êtres qui paraissent radicalement différents de ceux qu'on rencontre habituellement. Eux s'étonnent aussi de notre présence d'ailleurs. A la recherche d'un parc il y a quelques jours, je me suis perdu dans une zone résidentielle (mais plus tendance HLM glauques que résidences) : tout le monde me regardait intensément, des enfants m'ont même suivi en poussant des cris. Non pas que je représentais l'altérité du Blanc – chose courante à Beijing – mais parce que je n'avais tout simplement rien à faire là. Le plus marrant alors, c'est d'essayer de demander son chemin, avec gestes et mots élémentaires. J'avais le nom du parc avec moi, en pinyin (lettres), pas en caractères. J'allais vers les gens, l'air souriant, articulant mes trois mots clés, leur montrant le papier. Plusieurs me fuyaient – les gens supportent mal l'épreuve de l'incompréhension ici. D'autres me jetaient un regard compatissant. La plus étrange rencontre fut avec le gardien d'un immeuble, apparemment désireux de m'aider – j'ai mis dix minutes à réussir à le quitter – mais versant dans un nonsense digne de Groucho Marx. A ma question, « Which direction ? », j'ai eu droit à la réponse « One, two, three, four, five, six, seven, eight, nine, ten. » Les gestes n'appelaient d'autres réponses que des caractères chinois écrits sur mon guide, à la fin entièrement noir. J'ai fini par réussi à m'éclipser lorsque un locataire est passé, mais j'ai cru ne jamais récupéré mon livre. Et le chemin jusqu'au parc s'est révélé plus ardu que l'ascension du K2.

Ah oui, dernièrement, j'ai aussi eu l'occasion de visiter un hôpital chinois, chose qui devrait aussi être mise dans les guides touristiques. Le médecin français de l'ambassade m'y avait envoyé, croyant avoir détecté un cancer dans mes bourses. Arrivé récemment, il croyait qu'il y avait un service pour étrangers dans le principal hôpital de Beijing. J'y ai cru aussi en arrivant là-bas, quand j'ai vu un panneau fléché indiquant « International Medical Service », à la recherche duquel je suis parti pendant plus d'une heure. J'allais vers les gens en leur demandant « Laowai service zai na er ? » (laowai = étranger, zai na er = où), avec un misérable accent. Tout le monde m'a fuit, j'étais seul, en proie à une véritable solitude ontologique. Je l'ai finalement trouvé, ce qui a confirmé mes idées sur le décalage entre les mots et les choses. Pas un étranger dans cet endroit, et personne ne parlant anglais ; c'est juste que « international », ça fait plus cool. J'ai donc erré en essayant de faire comprendre aux gens que j'avais besoin d'une échographie des testicules, situation ubuesque. On a fini par me déléguer la seule infirmière parlant anglais, qui m'a demandé « Excuse me sir, but what is 'testicles' ? ». J'ai d'abord essayé de lui faire comprendre par le biais de la parole – « Well, you know it's the balls, you know, with the penis. Things for making babies. » – puis, devant son incompréhension, j'ai élégamment empoigné mon entre-jambe en clamant un « This ! », ce qui a mis fin au malentendu. J'ai donc été expédié dans le cabinet d'une jeune médecin pour qu'elle m'échographise. Ma question « So, problem or not problem ? » n'a pas reçu de réponse, mais j'ai de quoi faire un petit illustré, toute une série de belles photos. Heureusement, le seul médecin anglophone est venu à ma rescousse, et il m'a expliqué que je n'avais qu'un kyste, et que je devais revenir pour me faire opérer. Hum, I can't wait for it. Me faire charcuter par des gens dont je ne parle pas la langue, ça c'est l'expérience de l'altérité.

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  • Carnet de notes d'un lecteur de français perdu en Chine, où s'accumulent récits d'expériences pédagogiques et linguistiques, brèves analyses sur le pays, quelques éléments pour une théorie du lectorat et une somme de textes sur le cinéma.
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