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L'Être est le néon
10 décembre 2010

Ramener des images

Avant de partir un an pour les lointains, il est normal d'avoir le réflexe de se munir d'un appareil photo-caméra, dans le doute. Dans le doute de quoi, on ne le sait guère, puisque ce lointain, et c'est d'ailleurs pour cela qu'on l'a élu, est l'Invisible. Ne sachant ce qui va nous être donné à voir, on s'apprête déjà à l'emmagasiner. On s'attend à quelques visions, et on veut en faire quelques clichés. C'est là tout le problème.

Une chronologie des photos prises sur un an pourrait renseigner sur la formation et l'adaptation d'un regard, du « waouh ! » au « humm... », de l'éblouissement premier à l'ultime chirurgie localisée. L'aveuglement initial nous fait préférer inconsciemment les plans généraux ou les gros plans, une vision d'ensemble ou un point insolite. On cherche une essence dans de grandes abstractions (telle construction, tel paysage urbain) ou dans une particularité emblématique (une statue, une échoppe). Surtout : le cadre a la forme de l'encadré. Les bords contiennent entièrement ce fragment de réalité, lui donnant un caractère de totalité – et c'est parce que cette enveloppe est fermée qu'elle prétend dire « le Pays ». Son autonomie, sa clôture, sa suffisance en font un « aspect » complet, une vision pleine et entière de la zone en question, qui n'est alors que la somme de ces quelques précipités visuels dont chacun contient comme une monade tous les autres. En fermant ses bords, en ne s'ouvrant sur aucune proximité, aucun espace contigüe et différent, une telle photographie renvoie à une totalité englobante, à une « culture » (qui est alors toujours déjà another culture). Bref, ce mode de la photographie, une sorte de studium barthésien aux signifiés encore plus vagues et flottants, a une fonction de résumé. C'est le principe de la carte postale, détail piquant ou tableau saisissant, tourné vers le choc (journalisme) ou la séduction (office du tourisme). Il ne s'agit pas d'un mode de vision vague, flou, comme si l'objet restait un lointain ; au contraire, on croit d'autant mieux le saisir qu'il est lointain, donc aux contours encore visibles (preuve que l'immersion ne se fait pas en un jour). Cette vision prétend à la connaissance, au savoir sur la chose ; ce qu'elle ponctionne et isole, c'est un fait positif, une preuve. Les bords du cadre sont les fils de la toile d'araignée de la Raison : contenant, faisant entrer le visible dans les coordonnées du connaissable, c'est-à-dire du dicible. La carte postale, comme cliché, est une prison et une assertion ; elle saisit dans nous dessaisir.

On met donc du temps avant d'arriver à isoler quelques agencements singuliers, de taille moyenne, aux abords plus incertains (et c'est encore plus difficile avec un objectif 28-50mm). Difficile de s'arracher aux clichés pour parvenir à arracher au réel quelque aveu incomplet. Isoler des pans du visibles, figer quelque événement n'a rien d'évident quand on reste un éternel touriste. Surtout que cette position particulière nous met face à un autre mode de l'image, une carte postale non plus culturelle mais psychologique : la photo-souvenir. Avec elle aussi, nous sortons du territoire de l'image, et nous penchons vers un visible pris dans des coordonnées qui lui sont extérieures. La photo-souvenir ne se réfère pas à un événement visuel ; ce qu'elle isole, ce n'est ni une situation, ni des visages, mais un fait psychique, un bout de vécu. L'image s'enrobe d'autre chose qu'elle-même et ainsi se dérobe à nous. Le problème n'est pas la mise en scène que demande ce genre de photo, puisque toute prise en procède. Il est dans ce que l'on veut conserver, dans l'intention photographique : ce que nous figeons ainsi n'appartient pas à l'ordre du visible. La photographie-souvenir est de nature discursive : elle dit que je suis allé là avec untel. Et en disant, elle s'abstient de montrer.

Tandis que l'image entendue dans son sens ontologique propre ne dit rien. Elle tend même souvent à nous rendre muet : la configuration si singulière qu'elle offre à nos regards nous désarme, et nos mots achoppent sur sa surface. Le dicible a rapport à l'ordre, le visible à la dispersion. Aucune totalité n'est espérable au terme de l'expérience visuelle, puisqu'elle n'appelle pas la contemplation (saisie du vrai et du beau), mais la sidération (éclatement autour d'un point aveugle). D'où le fait qu'une image ne peut être ni « vraie » ni « fausse ». Son régime est celui de l'affect pur. Après tout, nous avons l'image pour nous sauver du langage.

Tout cela pour dire qu'en Chine, il est difficile de faire des images. On reste pris malgré soi dans un désir d'encyclopédie visuelle, comme si les images ramenées pouvaient, à notre retour, nous épargner de longs discours (toujours l'idée d'une photo-témoin). Et puis on ne sait jamais où donner de l'objectif : on a l'impression que tout mérite d'être stocké, ce qui veut dire, au fond, que rien n'est singulier. Le problème, c'est l'objet que l'on se donne malgré nous, « la Chine ». Quand on est là en touriste, on est toujours préoccupé par le Pays. Et la Chine est par excellence celui qui, dans l'énigme de son nom, avec son cortège de connotations extrêmes, nous empêche d'y voir clair, c'est-à-dire avec précision. La Chine est, pour nous comme pour une majorité des Chinois, l'Objet indivisible, une entité globale et cohérente, un Tout si vaste qu'il effraie ou fortifie ; surtout, un Tout dans dedans (sans multiplicité) ni Dehors (ne s'ouvrant sur aucun horizon, aucune comparaison possible, alors que nous sommes habitués à comparer modèles anglais, français, allemands, suédois, etc.). Qu'elle soit  un pays « totalitaire » pour les Occidentaux ou une Nation harmonieuse pour les Chinois, il s'agit toujours de la logique de l'Un. Toute photo est alors d'emblée prise dans ce référent despotique.

Comment faire des photos dans cas là, je vous le demande. C'est-à-dire comment faire des photos qui n'aient pas pour signifié immédiat « la Chine ».

Ceci pour justifier et typologiser les quelques estampillons qui suivent.

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  • Carnet de notes d'un lecteur de français perdu en Chine, où s'accumulent récits d'expériences pédagogiques et linguistiques, brèves analyses sur le pays, quelques éléments pour une théorie du lectorat et une somme de textes sur le cinéma.
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