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L'Être est le néon
28 octobre 2010

Des Américains à Pékin

L'anglo-saxon, de manière générale, se vend bien, on le sait. Des militants anticapitalistes le clament tous les jours. Corollaire de cet axiome : l'anglais se vend bien – et de préférence sous sa forme américaine. Seulement, je ne me serai jamais douté avant de venir ici que plus de la moitié des lecteurs étrangers seraient anglophones, avec une forte majorité yankee. Ils arrivent à étendre la toile de leur nécessité – les besoins « de consommation » – jusque dans cet îlot qu'on voudrait croire encore protégé des tempêtes du Capital, l'enseignement. J'ai donc pour camarades des hordes barbares, évangélistes sans livres et brigands avec conscience. Comme je suis français, je me permets d'exercer ma mâchoire sarcastique sur cette viande trop tendre, parce que ça repose ; et puis, comme dit le proverbe, « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es. »

 A lot to talk about, but nothing to say. Mon ami allemand avec qui j'échange chaque jour propositions pédagogiques et linguistiques me semble avoir un jour résumé le problème par cette belle sentence : « They're nice, but they're not real. » C'est en effet l'objet d'un étonnement constant de notre part : les Américains n'ont vraiment aucune consistance ontologique, ou si peu. Et, chose encore plus étrange, ce manque d'être se double d'un surplus de présence. Je ne veux bien sûr pas parler de l'obésité qu'on trouve ponctuellement chez certains spécimens, mais de ce mode d'être-au-monde qui consiste à beaucoup, beaucoup parler, et avec une assurance sans pareille. Il ne faut pas y voir un ton péremptoire, ni même un tantinet de mégalomanie ; ce serait déjà en appeler à un certain niveau de conscience de soi incompatible avec ce flux inconsistant. Nous devrions plutôt chercher dans le coin de cette fameuse self-confidence qui définit les assises de cet ethos (c'est d'ailleurs peut-être dans ce principe suprême qu'on devrait chercher aussi les racines de la valorisation absolue du confort, puisque au fond cette confiance n'est jamais qu'un douillet sentiment de soi ; mais je m'égare). La self-confidence permet l'affirmation absolue de soi sans autres bases que soi : j'existe, donc je parle, et cela sans cesse. Ne doutons pas que sous cette vertu se cachent les traces de leur plus vieux mythe national, la Manifest Destiny, et du messianisme qui l'accompagne : ils ont beaucoup à montrer au monde, faible lueur qu'ils représentent dans l'océan de perdition qu' ilest désormais ; ce qui d'ailleurs leur permet d'avoir un avis sur tout. J'ai rencontré peu d'Américains timides ou réservés ; aucun ne doute de la valeur de son propos, justement parce que cette valeur n'est pas fonction d'une qualité, ni même de n'importe quelle norme extérieure, mais seulement d'elle-même. Le propos trouve en soi sa propre justification, et le langage s'auto-engendre sans cesse, sans faire appel à d'autres déterminations que lui-même. C'est pour ça que j'ai une certaine fascination à les écouter ; j'ai l'impression de contempler une figure de l'Être vide, un grand pan blanc, une planche à repasser ; mais bon, je finis toujours par m'ennuyer. Le néant nous séduit souvent par ses vertiges, mais là, il nous touche par sa candeur. Les Anglais ont inventé le nonsense, jeu destructeur et positif du langage ; les Américains ont inventé le non-meaning, jeu créateur et négatif. Étrange dialectique de leur « discours » : plus il se déploie, moins il nous offre à voir. Enfin, ces critiques ne doivent pas masquer un certain avantage : avec eux, il n'y a jamais de blancs dans la conversation ; mais elle est rarement colourful pour autant.

 Wandering to see the world. Une autre chose m'impressionne chez eux : leur ambivalent goût du voyage, ce reste de la Frontier, parfois la source d'une réelle errance, d'un get lost comme il faut, et se résumant souvent à un romantisme de bas étage, à un marché de la différence. La littérature américaine n'est pas fondée sur une autre ambition que cette topographie de nouveaux espaces géographiques ou mentaux, de la perdition individuelle et générationnelle en mode fitzgeraldien à l'autostop kerouacien, en passant par la multiplication des « expériences vitales » chez Burroughs ou Hemingway. C'est peut-être chez ce dernier – l'un des plus grands pourtant – que l'on peut détecter le travers qui vice les modes du voyage de la plupart de ses compatriotes. Dans son désir impétueux de ne s'ancrer nulle part sinon dans son ego et de se trouver partout chez soi transparaît cette tendance commune à la plupart de ces nouveaux jeunes aventuriers (qui d'ailleurs rêvent tous d'écrire « the great american novel », Graal littéraire qu'ils cherchent partout sauf dans l'écriture elle-même) : tendance à considérer le monde entier comme le jardin de l'Amérique, qui paradoxalement va avec un goût un peu trop poussé de l'Autre comme catégorie d'appréhension de toute réalité extérieure. Si tout est Autre, tout est pareil, cela va de soi ; mais peut-être est-ce normal pour des gens qui descendent de the little City upon the Hill et s'émerveillent face à chaque nouvel objet, tout en continuant à croire fermement que cette colline leur donne une position surélevée. Pas un Américain qui ne cesse de me répéter que la Chine est another culture, ce qui les dispense de toute autre forme d'explication. Cette position de radicale extériorité entre le regardant et le regardé les entretient dans une attitude béate et candide à l'égard du monde, souriant toujours et ne pensant jamais. Le monde est pour eux un soleil éblouissant ; jamais leur vision ne sera chirurgicale ; et en même temps, cet éclat ne prend pas chez eux la forme d'une blessure. J'ai encore du mal à considérer les hippies comme des élus, et leur bonne parole reste, justement, une bonne parole, c'est-à-dire un piètre discours ; ce qu'ils me disent avoir vu – les racines du Mal ou les portes du Ciel – me semblent aussi gros et gras que leur chevelure, et appartient encore à cette sphère du regard indéterminé qui cherche un arrière-monde dans son aveuglement. S'il y avait blessure, il y aurait ancrage ; mais les hippies ne sont pas au-monde, ils lévitent, ou du moins flottent. Toutefois, on trouve peu de tels êtres dans nos contrées idéologiques ; ces grands héliotropes sont généralement plus au sud. Nous n'avons que la version discount de cette mollesse, heureusement plus aimable. Nos spécimens sont justes bons pour une anthropologie de l'inconséquence : explicites dans leur désir d'aller voir ailleurs, ils ne cessent de montrer tous les caractères d'un mode d'habitation du monde très capitaliste, c'est-à-dire universel. Ils toquent chez le voisin pour voir s'il a le même intérieur. Quand je leur demande un résumé de leurs occupations dominicales ou vacancières, j'ai le droit à des « Just hanging around, getting drunk you know. » ou « Oh, you know, I saw everything I wanted to see in China, so I just watched TV ». Dans le dernier arrêt point un trait symptomatique : l'objet de toute vision est chez eux déterminé à l'avance. Ce qui signifie qu'ils ne vont voir que des curiosités, le plus souvent indiquées par les guides. La curiosité, en plus d'être le rabaissement d'une culture, est le sédatif de la vision, l'airbag contre sa violence; c'est par excellence l'objet qu'on peut appréhender sans danger, le good to know ou must-see, bref du good for nothing. Et surtout, la curiosité est un chemin tracé, ne laissant aucun écart à des pas qu'on voudrait incertains, à une attitude qu'on aimerait ébranlée. Le monde se résorbe en carte postale, et la carte des monuments est aux antipodes de la carte des affects. Passons sur la première réponse qui, elle, ne fait que montrer une triste dégradation de l'errance en vagabondage consommateur.

 Spreading the word. Mais le plus drôle, c'est de parler enseignement avec eux. La plupart m'ont confessé un distate pour la fonction, le poste n'étant qu'un moyen pour une position géographique. No happy teaching, autant dire no teaching. Rentrer à reculons dans un cours est le meilleur moyen pour en sortir avec un coup de pied au cul. Malgré cela, ils ont tendance à considérer que leur métier n'est pas trop éloigné de celui d'animateur du Club Med. Quand je les interroge sur le contenu de leurs cours, je dois réprimer des fous rires : « We just discuss about things, you know, topics. », « Oh, we watch some movies. », « I talk to them about international affairs » (ces « affaires » englobant tout et rien, leur catégorisation étant l'emblème du vague, et leur problématisation étant néant). Ce n'est que le corollaire de leur usage de la parole : flottaison dans la brume. Leurs cours sont aussi inconsistants qu'eux. L'idée de précision, ou même de contenu pédagogique au sens d'objet déterminé, est une abstraction pour des gens dont l'essentiel de l'éducation au lycée a consisté en des jeux ludiques où l'on peut, parfois, glaner quelques notions, et dont le passage à l'université a consisté en un sas oisif avant leur dure entrée dans le monde du travail (c'est encore un de leurs paradoxes : pour eux, le travail, « c'est le début de la vraie vie », c'est-à-dire la fin de ce refuge utérin et a priori épanouissant qu'ont été leurs années d'écoles, comme si la vie ne commençait qu'avec sa propre mutilation). Comme quoi les activités d'éveil n'ont jamais fait qu'entretenir le sommeil de la conscience.

Vous voyez, la première chose qu'on apprend lors d'un voyage à l'étranger, c'est l'intolérance ; seulement, en même temps, elle devient de plus en plus douce. Depuis que je suis en Chine, je me « sens » de plus en plus français, et cela à mesure que je le suis de moins en moins. Mais, avant cette auto-dissolution, il faut peut-être, dixit Hegel, passer un peu par l'affirmation du négatif et kicker une dernière fois dans le morceau de lard de/dans la pensée que sont nos vieux alliés.

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  • Carnet de notes d'un lecteur de français perdu en Chine, où s'accumulent récits d'expériences pédagogiques et linguistiques, brèves analyses sur le pays, quelques éléments pour une théorie du lectorat et une somme de textes sur le cinéma.
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